Deux personnes ont joué, dans la vie de Valéry aux alentours de 1894, un rôle important : Gustave Fourment et Eugène Kolbassine. Ces deux individus n’avaient en commun qu’une seule chose : être des philosophes, plus précisément des enseignants de philosophie. Tout, par ailleurs, les opposait : leur origine et surtout leur tempérament. L’influence qu’ils exercèrent sur Valéry, si influence il y eut, fut de courte durée : 1887-1893, pour Fourment, 1892-1898, pour Kolbassine. Ils furent les confidents de Valéry, au cours des très nombreuses conversations, qui duraient parfois des nuits entières. S’ils ont contribué – relativement rarement – à éclairer Valéry sur certains problèmes philosophiques, ils lui ont surtout permis de prendre possession de sa propre pensée.
Fourment (1870-1940) est incontestablement le “plus vieil ami”(C, XXIV, 30) de Valéry d’un an plus jeune que lui. Il le rencontre, en octobre 1884, lorsqu’ils s’asseyent côte à côte sur les bancs du lycée, en classe de 3ème. Dès lors s’installe entre ces deux très jeunes gens une relation amicale qui perdurera. Séparés en seconde, ils se retrouveront en Rhétorique, en 86-87, année de la mort du père de Paul[1], puis en classe de philosophie. Les années suivantes, Valéry fait son droit, alors que Fourment mène à bien une licence de philosophie qu’il obtient en 1891.
La première lettre (p.45) que nous possédons de Fourment à Valéry date d’août 1987 (ils viennent d’avoir tous deux la première partie du baccalauréat). En épigraphe, ce verset du Psaume 42 que Valéry transposera dans ses “Fragments du Narcisse”: “Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te. ”[2] Le ton est donné, et Fourment sent bien que son âme désirante aspire à autre chose qu’à la spiritualité pure, puisque la lettre s’ouvre par cette interrogation : “Pourras-tu sans mentir m’adresser une lettre avec cette épigraphe ? ” – Assurément pas, et là est le drame. Durant cinq ans, disons de 87 à 92, Fourment sera habité, pour ne pas dire dévoré par une passion, qui tente de se cacher mais dont personne n’est dupe. Ces quelques extraits des lettres de Fourment le montreront avec évidence : “Je suis bien malheureux que mon attachement soit devenu de la passion. Je ne le regrette pas pourtant.” (p.61). “Il y a 4 nuits que je n’ai pas fermé l’œil…Oh ! par moment je ne demande qu’à le fermer pour toujours !…J’ai des braises en moi.”(p.62). Ou encore, et c’est un exemple admirable de dénégation : “J’aime mieux taire ce que j’éprouve à ton égard”(p.63)[3]. Valéry, bien sûr, entendra ce formidable silence et y répondra, en essayant :
– tantôt d’éluder : “[…] laisse dans le noir Montpellier, tes insomnies et toutes les absurdités qui te tracassent ”(p.63) ; à quoi Fourment répond : “Tu connais mon mal aussi bien que moi ; mais les remèdes que tu me proposes, peut-être crois-tu qu’ils suffiraient à te guérir si tu étais à ma place ; je leur trouve peu de vertu.”(p.65) ;
– tantôt d’opposer à ces bouffées de sensualité une conception plus haute de l’amitié : “ Dis-moi, ne vaut-il pas mieux que pour chacun ne s’élève plus de l’Autre que…la “notion pure” – la seule vraie ” (p.124) ; ou encore, en réponse à la lettre du 21 septembre, précitée : “Ta lettre ne m’a pas surpris. Si je ne veux pas aimer les étreintes voisines, j’adore les lointaines, puisque plus beaux sont nos fantômes que nous mêmes. Le mien hantait tes lignes, qui semblaient baisser des paupières, lentement – et j’ai eu la sensation toujours chère, d’un miroir d’âme que tu, cher ami, inclinais vers moi. Nous eûmes beaucoup de secrets, c’est véritable, mais nous n’oserions pas nous revoir, si tout était dit.”(p.121).
– tantôt enfin à jouer les incompris, parce qu’il a cherché à remplacer la “notion Amour” par une conception élitiste d’”une communication mieux qu’illusoire entre deux êtres” : “ […] vois combien l’approché amical surpasse l’érotique. Hélas! la difficulté gît, pratiquement, dans l’avantage même. Pour cette fatale unité, on creuse mieux l’ami que le ventre tout féminin. La différence dans un nombre écrasant de cas, s’installe. Ce nombre, engendré par la fréquence des esprits où ne veut pas régner une lucidité quand même, et le détachement de tout but autre que celui-ci, l’important,” mais “But impossible.”(p.133).
Le désaccord sentimental était trop grand pour que la rupture ne survienne pas. Elle aura lieu, en effet, et pendant quatre ans la correspondance s’interrompit (92-96). Elle reprendra par la suite, mais…le cœur n’y est plus. Rien ne sera désormais comme auparavant. La blessure a été si profonde qu’elle ne cicatrisera jamais, et Fourment en restera marqué toute sa vie. Dix ans plus tard, Fourment confie à Auzillion : “ toutes les fois que je me propose de lui [Valéry] écrire, je crains et je n’ose et je suis comme paralysé ; je suis comme quelqu’un que l’émotion étrangle[…] j’attends que le feu ravivé ne donne plus de flammes.”(p.247). Une lettre de Fourment à Valéry suivra cependant, lettre différée, car Fourment avoue ne pas s’être “senti assez apaisé ” pour l’écrire. Il y évoquera la “vision délicieuse de l’enfant adoré, il y a plus de 15 ans”, et conviant Valéry à venir se reposer chez lui, à Draguignan, il lui dit :”Tu me trouvera tel que j’étais quand nous nous sommes séparés […] parce que je n’ai pas changé, parce que la minute de ton retour sera la même que celle de notre séparation d’il y a 10 ans ”. Et, plus loin : “Il me semble que je n’ai pas vécu depuis cette époque ; rien ne m’a diverti de ce qui m’occupait alors tout entier.” Et quelques lignes plus bas, toujours dans la même lettre : “Tu m’as toujours mis un doigt sur la bouche. Il vaut mieux me taire, puisque tu sais tout si bien.” (p.170 à 172)[4]. Certes Valéry savait, mais savait-il si bien ? On pourrait en douter, quand il n’hésite pas, en septembre 1892, à lui parler, de Mme de R (p.125), et qu’il s’étonne du silence d’un Fourment, certainement malade de jalousie [5]; quand en 1902, il lui écrit, ce qui ne pouvait que retourner le couteau dans la plaie : “Quand je pense à toi j’imagine que dans la ville où tu es, tu erres plus ou moins seul ; mais conservant une sorte de tradition, tu causes peut-être avec moi interminablement comme nous fumions et marchions, non sans silences.”(p.167).
Après la rupture de 1892, je l’ai dit, les relations entre les deux hommes ne furent plus semblables. Pendant ces années, Fourment fut successivement maître répétiteur à Béziers, puis à Montpellier, où il prépare l’agrégation de philosophie en suivant les cours de Kolbassine, (sans doute à l’origine de la reprise des relations entre les deux amis), puis à Nîmes. Ils échangent alors de courts billets, affectivement neutres, où il n’est question que d’envois de livres. En 1899, Fourment demande à Valéry, alors au Ministère de la guerre, de voir s’il ne pourrait pas intervenir pour que sa délégation soit maintenue. Intervention efficace, sans doute, puisque Fourment sera muté à La Rochefoucauld, où il restera trois ans, à la tête d’une classe de philosophie qui ne comprenait que deux élèves, ayant donc l’obligation d’enseigner, en outre, l’histoire et la géographie, ce qui était pour lui un “cauchemar”(p.159). En 19O2, Fourment est muté à Draguignan, où il fait à la fin de l’année scolaire le discours de distribution des prix. Ce discours, vivement attaqué dans Le Gaulois, marque l’entrée de Fourment dans la vie politique. Bientôt, en 1905, il devient secrétaire général de la Fédération varoise de la section française de l’Internationale ouvrière, et crée un journal, Le cri du Var. Il devient en 1910 député du Var, sera réélu en 1914, deviendra sénateur en 1920, et le restera jusqu’à sa mort, en 1940. Il sera également nommé rapporteur du Budget. Durant toutes ces longues années, Valéry tient Fourment au courant des événements importants de sa vie (mariage, naissances des enfants, Légion d’honneur, élection à l’Académie). Les deux amis se rencontreront fréquemment à Paris, où Fourment réside avec sa sœur cadette. Ils déjeuneront ou dîneront ensemble à l’extérieur ou dans la famille de Valéry. Jamais ils ne se perdront de vue. Sans doute, avec le temps, l’ancienne blessure s’est-elle peu à peu refermée, et la passion de jadis a-t-elle laissé place à cette profonde amitié, dont Fourment parle déjà en 1903 dans sa lettre à Auzillion : “Il [Valéry] m’a révélé ce qu’était la dignité et l’amitié véritable”(p.248). Mais je persiste à croire qu’au fond du cœur de Fourment demeurait ce poids du silence, seul capable d’exprimer cette “amertume”, dont il parle à Valéry dans un billet écrit en latin, dernière manifestation d’une passion malheureuse (p.131).
Sur le plan intellectuel, Fourment a-t-il apporté quelque chose à Valéry ? Valéry avoue à Gide avoir en lui une “grande confiance intellectuelle “.[6] Valéry, pourtant, semble tenir peu compte des critiques faites à ses premiers écrits que Fourment, d’ailleurs, ne lit qu’une fois publiés, alors que les conseils de Louÿs seront davantage, à juste titre sans doute, pris en considération. Fourment était cependant un lecteur attentif, scrupuleux, exigeant. Esprit rationnel, il épinglait les contradictions, esprit cultivé, il soulignait les réminiscences (p.79), esprit sobre, il dénonçait les artifices d’un symbolisme décadent. Certes sa sévérité, grande, ne devait guère être appréciée : “Je suis sûr même de ne pas dire la vérité en traitant tes vers de “mauvais”… N’aille pas croire que pour dire toute la vérité il faille les appeler “exécrables ””. Même jugement impératif en ce qui concerne le “Conte vraisemblable”: “cette histoire est manquée”(p.102), par absence de psychologie.
Il est vrai qu’ils n’ont pas la même conception de la psychologie et qu’ils ont dû souvent en parler longuement. Mais Valéry insiste et revient à la charge, dès que la correspondance reprend après les années de silence : “Je turbine toujours un peu ma psychomanie. Il m’est impossible de considérer cela comme absolument nul. Je m’y suis efforcé sans le pouvoir. J’y revenais bientôt.”(p.141). Et de demander à l’ami de “sommairement attaqu[er] en marge”(ibid) l’exposé qu’il lui ferait de sa méthode consistant à ramener les faits mentaux à un certain nombre de relations qui seraient constructions mathématiques. On connaît la réponse de Fourment : on ne saurait réduire les faits mentaux à du pur quantitatif, sauf à y substituer des abstractions vides. La formation reçue par Fourment, sa connaissance de l’histoire de la philosophie, – on le voit à juste titre opposer la méthode de Descartes à la connaissance par sentiment de Malebranche – ne pouvait lui permettre de voir dans les propos de Valéry autre chose que des élucubrations. Il demandera cependant à Valéry de lui envoyer “l’esquisse de cette psychologie pâle, décolorée, désincarnée, INANIMÉE “(p.145). La réponse de Valéry ne se fait pas attendre et ce sera la fameuse lettre du 4 janvier 1898, première exposition du “système”. Cette lettre restera sans réponse. Lassitude de Fourment ? – Sans doute. Mais le désaccord plongeait ses racines ailleurs.
Des discussions philosophiques entre les deux hommes nous ne saurons rien de plus:. verba volant . Aucun nom de philosophe ne figure dans cette correspondance, sinon par boutade. Valéry était sans doute trop occupé de lui-même et Fourment trop occupé par sa passion pour que la philosophie y trouve son compte.
Le trouvera-t-elle davantage avec Kolbassine ? Si le poids du non-dit grevait lourdement les rapports intellectuels entre Valéry et Fourment, la minceur des informations que nous possédons sur Kolbassine, hormis le fait que là aussi le verbal l’emportait sur l’écrit, risque de nous laisser plus démunis encore. Cet être, que Gide trouvait “mystérieux” (Corr. Gide p 187), ne nous a guère dévoilé son mystère.
Eugène Kolbassine, né le 26 juillet 1868, plus âgé que Valéry de trois ans, est un russe émigré, qui arrive en France à l’âge de 19 ans (lettre de Kolbassine du 3 avril 1895)[7], donc en 1887. Entre 1887 et 91, il fait ses études de philosophie à Bordeaux (lettre de nov.92), au terme desquelles, il se présente, en candidat libre, à l’agrégation de philosophie, qu’il obtient en 1891[8]. Neuf candidats seront reçus cette année-là : Kolbassine est second, devant Léon Brunschvicg, plus jeune que lui de quelques mois. En 1892, il est à Montpellier, date à laquelle il rencontre sans doute Valéry, qui le désigne, en 1893, comme ”une vieille et chère connaissance”(Corr. Gide, p.185). Il fréquente alors d’autres russes émigrés, dont le père de Joseph Kessel, Samuel Kessel, son aîné de deux ans, qui préparait à l’époque une thèse de psychiatrie.[9] Au début de l’année scolaire 1892, il est nommé en Corse, à Bastia. Les années suivantes, il est à nouveau à Montpellier, chargé de cours à la Faculté : il y donne des “conférences sur Épicure (destinées spécialement à Fourment qui veut se présenter à l’agrégation)” et un “cours sur Hegel” (lettre du 2 déc.1894)[10]. En novembre1895, il espère monter à Paris, où “on lui fait entrevoir une suppléance dans un lycée”(Corr. Gide, p.251). La dernière lettre de lui que nous possédons date du 13 avril 1897. On sait qu’elle sera suivie, trois ans plus tard, d’une ultime lettre, injurieuse, qui sanctionnera une rupture déjà amorcée depuis quelque temps. Nous perdons alors sa trace définitivement.
Qui était – n’est-ce pas là l’un de ses titres de gloire ? – celui à qui fut dédié, après le refus de Degas, La soirée avec Monsieur Teste, lors de sa parution dans Le Centaure ? Incontestablement un esprit vif, curieux de tout, possédant une vaste culture générale, connaisseur averti de la littérature française, mais aussi des littératures étrangères, amateur de théâtre, de musique, de peinture. C’était un discoureur infatigable, se plaisant à parler voyages, se sentant à l’étroit en France, pays que visiblement il n’apprécie pas, car la société française lui paraît étriquée et chauvine. Paresseux de tempérament, aimant jouer (aux échecs, en particulier ; il fera avec Valéry de très nombreuses parties), rêver de pays lointains, fabuler : un moment il convaincra presque Valéry de partir avec lui à Batavia (Corr. Gide, p.193). Valéry goûtera énormément la conversation de cet homme, “un des rares hommes “comme il faut ”, un vrai penseur”, dont les propos sont “une débauche de tout[…] une scène d’une comédie étonnante où les interlocuteurs auraient l’air de tout connaître et de franchir dans une allusion, des lieues spirituelles…”(Corr. Gide, p.185). Toujours à Gide – et l’adresse n’est pas innocente – Valéry écrit, lorsqu’il apprend que Kolbassine va peut-être venir à Paris : “J’aurais enfin un compagnon qui, au moins, pense plus qu’il n’écrit, et qui sent, comme moi, combien ces deux choses se nuisent en somme.”(Corr. p 251).
Malheureusement pour Valéry, les intérêts intellectuels, et j’ajouterais humains, de Kolbassine sont essentiellement politiques. Ses lettres sont sur ce point éloquentes, qui y sont quasi exclusivement consacrées. On le voit se battre pour que les étudiants étrangers ne soient pas reconduits à la frontière, perdant ainsi tout le bénéfice de leurs études. On le voit partir en guerre contre l’enseignement français, étroit, qui, en économie, ne connaît que le libéralisme de Bastiat et ignore Marx, pourtant lu dans les autres pays, qui, en philosophie, ne pratique que le spiritualisme ”au fond cousinien”, qui, en épistémologie, parle encore de fixité des espèces, alors que tous les naturalistes étrangers sont transformistes. On le voit encore dénoncer avec violence l’antisémitisme de la France.
On comprend sans mal que les relations entre les deux hommes ne pouvaient durer. Valéry avait vu juste qui écrivait à Gide, en Février 1895 : “Je crains toujours pour lui les emballements. S’il se mettait à écrire il y a des chances pour que ce soit de la politique et de là à être dégommé, expulsé il n’y a qu’un dixième de millimètre.”(p.233). De ces emballements, Valéry fera l’épreuve amère mais, osons le dire, justifiée : à Fourment, il écrit le 9 mars 1900: “j’ai reçu de Kolbassine hier une lettre recommandée – d’injures. Il y avait deux ans que je n’avais pas de ses nouvelles. Or il a vu mon nom avec ma petite phrase[11] dans les listes récemment publiées des souscripteurs pour Mme Henry.” Aux emballements de Kolbassine répondait la froide réflexion, ici peu lucide, de Valéry.[12]
En quoi consistèrent les échanges philosophiques entre nos deux interlocuteurs ? Là encore difficile de le dire dans la mesure où la plupart furent oraux. On trouve dans la première lettre de Kolbassine deux éléments intéressants :
– d’une part, un remerciement adressé à Valéry pour lui avoir signalé l’ouvrage de Thomson qu’il va s’empresser de demander à la bibliothèque universitaire, étant donné l’appréciation élogieuse qu’en fait Valéry. Nous ne possédons pas cette lettre de Valéry, pas plus que les autres lettres destinées à Kolbassine. Néanmoins nous pensons que la lettre que Nadal reproduit sans nom de destinataire à la p 241 de la Correspondance Fourment-Valéry est probablement la lettre de Valéry à Kolbassine, bien que plusieurs incertitudes demeurent.[13]
– d’autre part, la réponse à une question posée par Valéry, lui demandant ce qu’il pense de Bergson. L’analyse faite par Kolbassine de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, seul ouvrage de Bergson paru à l’époque, ne me semble pas pertinente : jugement injuste sur l’auteur, “esprit assez vif […] un peu trop normalien et visant à l’épate” – or aucun philosophe moins que Bergson n’a visé à l’épate ! – et sur le contenu de l’ouvrage, dont Kolbassine ne saisit pas l’originalité, appréhendant ce que Bergson dit du temps à partir de la conception kantienne de l’espace et du temps. Or Bergson, dans l’Essai …ne se préoccupe pas de l’espace – il sera plus explicite dans Matière et Mémoire, ouvrage postérieur – en sorte que la critique kolbassienne, porte à faux, avec une légèreté condamnable lorsqu’il parle à propos de Bergson de tours de passe-passe ou de fumisteries.
En 1894, Valéry questionne Kolbassine sur le paradoxe des objets symétriques chez Kant. Après avoir indiqué la référence, Kolbassine lui fait en deux pages, – schéma à l’appui – un exposé, simple, clair, très pédagogique, de la pensée kantienne à ce sujet. Valéry que le problème tracassait à l’époque, comme en portent témoignage certaines réflexions des Cahiers (voir C I, 64, 362, 366, etc. ) a dû se trouver fort intéressé par les explications de Kolbassine. J’en prélève quelques phrases : “dans les propriétés de l’espace tout ne se réduit pas à un simple rapport numérique […] la notion de direction, de côté (le haut et le bas, la droite et la gauche) ne pourrait jamais venir à un esprit purement logique, purement abstrait. Cette notion a pour source l’intuition, un élément d’ordre sensible ou plutôt une forme de la sensibilité, une loi suivant laquelle s’ordonnent et s’organisent les éléments sensibles […] le langage algébrique ne peut exprimer adéquatement l’intuition spatiale. Cette expression est, du moins en partie, symbolique, non rationnelle.”
Valéry n’est pas seul à poser des questions. Kolbassine le fait aussi qui, dans la même lettre, lui fait part d’une discussion qu’il vient d’avoir avec son ami Zaremba (qu’il aurait aimé présenter à Valéry afin d’assister à un débat entre un esprit aux “ondoiements subjectivistes”, celui de Valéry, et un esprit scientifiquement dogmatique) qui prétend qu’”il n’y eut pas au XIXème un grand savant croyant.” “Si vous pouviez, demande Kolbassine, m’indiquer un grand savant moderne, mathématicien et physicien, mais croyant, vous m’obligeriez infiniment.” Ceci pour l’anecdote.
Il est temps de conclure. “L’amitié aura été ma grande passion”, écrit Valéry à Fourment en 1903 (p.169) qui dit y avoir consacré dans sa jeunesse les 2/3 de son temps. Temps passé en discussions libres bien préférables à l’écrit qui est “ une dégradation, un abaissement de la chose fine et toujours profonde, constituée entre soi, ad amicum, élégance suprême. Mais je m’avoue que je n’ai pas réussi – dans aucun cas – à pousser extrêmement loin le voisinage spirituel “(Corr.Fourment, p.157). Nous sommes en 1900 : le constat est lucide, du moins en ce qui concerne nos deux amis. Dans l’un comme dans l’autre cas, il y eut rupture :
– rupture sentimentale, dans le cas de Fourment, blessure profonde qui laissera des traces, même si une affection continue à lier les deux amis. Curieusement, lorsque Valéry apprend la mort de Fourment, rien dans la courte note qu’il rédige dans ses Cahiers [14]ne fait allusion à ces longues années de camaraderie. Le lointain passé seul est mentionné, comme si, pour lui aussi, un certain essentiel était là. Il y a du pathétique dans cette relation.
– rupture plus radicale, dans le cas de Kolbassine, j’allais dire plus intellectuelle (quoiqu’elle fut, en un autre sens, passionnelle) : au lendemain de la lettre d’injures de Kolbassine, Valéry écrit : “cela me gâte un souvenir assez bon, après tout!”(Corr.Fourment, p.156). Sans doute avoir été qualifié, par quelqu’un qu’on apprécie fortement, de “l’un des esprits les plus libres que j’ai jamais rencontrés” ( ainsi Kolbassine désignait-il Valéry dans sa lettre du 3 avril 1895) n’est-il pas indifférent à celui qui est préoccupé de soi, tel Teste, auquel par ailleurs Kolbassine devait ressembler sur certains points.
Quant à la philosophie, je crois qu’elle a donné un peu de sa couleur à ces échanges, qui n’ont rien à voir avec ceux que Valéry entretenait avec Louÿs ou Gide. Ce qui a été dit, Valéry, comme toujours, l’a phagocyté, assimilé, changé en sa propre substance. “Rien de plus original, rien de plus soi, écrit Valéry dans Tel Quel (Œ, II, 478), que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer.”
Régine Pietra
Professeur honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France Grenoble
Regine.pietra@wanadoo.fr
Cet article est paru dans la revue Rémanences, n°4/5, 1995, p.61-69
[1]“Un mardi du commencement de cette année, je te vis vêtu de noir, les yeux rouges de larmes; si affligé et si abattu que j’étais obligé de me mordre les lèvres pour ne pas faire un peu comme toi!…”(Correspondance Fourment-Valéry, Paris, Gallimard, 1957, p.57. Nous n’indiquerons désormais que la page.
[2]“Comme le cerf de l’eau des fontaines, ainsi mon âme a désir de toi”. Dans les “Fragments du Narcisse” Valéry écrira : “Ce soir, comme d’un cerf, la fuite vers la source / Ne cesse qu’il ne tombe au milieu des roseaux / Ma soif me vient abattre au bord même des eaux.” (Œ, I, 122)
[3] Une lettre du 24 septembre 1891, qui ne figure pas dans la Correspondance, est encore plus éloquente : “[…] j’essaierais peut-être vainement de définir le caractère exact de l’état moral où je me trouvais toutes les fois que cet ardent désir de t’embrasser s’est élevé en moi. Du reste je t’ai appris déjà que les personnes que j’aime attirent mes lèvres et souvent je me suis appliqué ces mots des Cahiers d’André : “j’ai le geste instinctif de caresser!” Mais peu importe les mobiles qui m’entraînent à vouloir — volonté qui toujours avorte — marquer par ce signe la violence où mon désir se précipite[…] “ (Ms B.N., Correspondance Montpelliéraine, p.244 sq
[4] Cette lettre, datée de 1903, fut la dernière lettre de Fourment que Valéry conserva. D’où le déséquilibre de la correspondance publiée par Nadal qui comprend 89 lettres de Valéry et 28 de Fourment.
[5] Dans la lettre du 21 septembre (Ms.B.N.) Fourment écrivait : “Un soir de cette année, je t’ai surpris au Peyrou au bras de Gide. Rentré chez moi, j’ai pleuré longtemps.”
[6] Et Valéry continue : “malgré des histoires et des fermentations dont je t’ai parlé il y a trois ou quatre ans” (Corr.Gide, p 272.) Le fait que le mot intellectuelle soit souligné indique bien la distance prise par Valéry par rapport à ces “fermentations”. Il est assez succulent, par ailleurs, qu’il en parle à Gide, dont il ignorait les penchants.
[7] La Bibliothèque Nationale possède sept lettres de Kolbassine à Valéry : 27 mai 1892, nov. 92, 5 avril 1894, 2 déc 94, début 95, 3 avril 95,13 avril 1897.
[8] Je remercie Monsieur Holzer, Conservateur aux archives de l’Education Nationale, de m’avoir communiqué ces renseignements.
[9]Voir Yves Courrière, Joseph Kessel ou sur la piste du lion, Paris, Plon, 1986, p.25-26. Voir également A.Mandin, “Paul Valéry et la médecine”, BEV N° 58 (1991), p.92.
[10] Nadal dans la Correspondance Valéry-Fourment (p.238) dit de Kolbassine qu’il serait l’auteur d’un ouvrage sur Hegel. Nulle trace de cet ouvrage, ni à Montpellier, ni à la B.N., ni au Centre International des Etudes hégéliennes à Tours. Nous pensons qu’il s’agit probablement d’un projet de thèse. Nulle mention, par ailleurs, de la présence de Kolbassine dans les archives des rentrées universitaires à Montpellier. Je remercie vivement Monsieur Roumegas, conservateur à la bibliothèque des Lettres de l’Université Paul Valéry, des recherches qu’il a effectuées à ce sujet.
[11] Cette petite phrase est la suivante : “ non sans réflexion”. Comment l’interpréter ? Elle peut signifier, soit que Valéry assume totalement, après délibération, son acte, soit, au contraire, que cet acte n’est pas posé sans tergiversations. Nous pencherions pour cette seconde interprétation que confirme d’ailleurs J.D.Bredin, qui dans son ouvrage, L’Affaire (Julliard, 1983), rapporte que Valéry aurait “hésité”
[12] La position de Valéry ne venait certes pas de cette passion qui, selon Valéry, aveuglait Kolbassine lors de l’affaire Dreyfus (voir Corr. Gide, p.366), elle était la conséquence de préjugés, dont l’analyse pourrait être faite, mais cela n’entre pas dans notre propos.
[13] Deux énigmes persistent : 1) l’ouvrage de Thomson, Conférences sur la constitution de la matière, est paru au premier trimestre 1893. Or Valéry en parle à Kolbassine bien antérieurement au 27 mai 1892, date de la lettre où Kolbassine le remercie de lui avoir conseillé cet ouvrage ( nous excluons l’hypothèse d’une lecture en anglais, puisque Valéry cite l’ouvrage dans sa traduction française]; 2) si la lettre reproduite par Nadal est bien, comme le contenu et le ton semblent l’indiquer, adressée à Kolbassine, elle devrait donc être, contrairement à ce que dit Nadal, antérieure à 1893 ; si la date supposée, 1893, est bonne, alors Kolbassine n’est pas le destinataire de cette lettre.
[14] “Une carte m’apprend la mort de Fourment, le 26 novembre, mon plus vieil ami – et l’un des plus importants pour moi entre 87 et 92. Lui seul d’abord (puis Charles Auz…) furent mes confidents de cette époque. Au lycée je copiais mes versions sur les siennes à l’heure moins cinq sur l’Esplanade. Et nos promenades du soir au clair de lune. Nous avions fini par nous connaître à ce point que nous ne pouvions plus nous dire ce que nous ne voulions absolument pas nous dire, et que nous passions des heures ensemble à marcher sans parler.(C, XXIV, 30)