Sciences et arts
Il est nécessaire de défaire la fausse dichotomie, déjà dénoncée par Valéry, bien avant Goodman, que l’on établit entre les sciences et les arts. Il n’y a pas d’un côté l’objectivité, de l’autre la subjectivité, l’intuition, la fantaisie. Il n’y a pas d’un côté la pensée, de l’autre je ne sais quoi d’indicible. Dans l’un comme dans l’autre cas, il est question de connaissance. Cette scission scolaire entre les arts et les sciences, comme entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse — distinction pascalienne que Valéry critiquait — est à revoir. Ces cloisons étanches établies entre les sciences et les arts sont arbitraires et néfastes. Et on peut se demander si on ne deviendrait pas meilleur mathématicien non pas en ajoutant une neuvième heure de mathématiques aux huit heures que l’on faisait déjà par semaine mais en étudiant la perspective à la Renaissance ou l’architecture.
Pour cela il faut débarrasser l’esthétique de ses vieux mythes : l’œil innocent, l’émotion pure, l’ineffable; et réinterroger par exemple la perception .On constate alors que toute perception implique un. concevoir sauf à être aveugle. Pour Goodman, sensation, perception, sentiment, raison, sont des aspects de la connaissance qui agissent les uns sur les autres. Les œuvres artistiques fonctionnent quand elles informent la vision, la transforment, la reforment, et cela en fonction de notre expérience, de notre environnement. On apprend à regarder en comparant, en appliquant des catégories, des produits de compétences L’acuité esthétique n’est pas un don naturel, mais une synthèse d’aptitudes à développer. Il faut savoir, interpréter, apprendre à lire une image, comme le disaient déjà certains théoriciens du cubisme. Et l’interprétation n’est pas la restitution d’une signification effacée ou oubliée mais une traduction patiente de langage à langage. Il s’agit de décoder des signes dont la composition et la signification ne sont pas immédiatement évidentes. Comprendre l’esthétique suppose savoir comment ses symboles fonctionnent. [Et les musées ne nous apprennent rien, si on s’y rend en touriste : d’où une violente critique des musées]. Pour le dire en bref, il n’est plus question de valoriser un irréductible de l’art aux dépens du technique, du conceptuel, mais de montrer que l’approfondissement des procédures que l’art met en œuvre est la préparation la plus différenciée et la plus stimulante à nombre de problèmes que pose partout la tâche de la connaissance[1]. En d’autres termes, le sensible pousse sur des compétences conceptuelles, — capacité à opérer des distinctions, à saisir des rapports, à construire des formes. Plus ce terreau conceptuel est riche, plus les fleurs sont belles. Bien loin de pouvoir être défini comme le non-conceptuel, le sensible est un certain usage du concept[2].
En d’autres termes encore, il n’y a pas, pour Goodman, de spécificité du plaisir esthétique : “qu’une peinture ou un poème donne davantage de plaisir qu’une preuve n’est aucunement certain” On raisonne faussement en croyant qu’il y a des choses toujours déjà liées à la sensibilité pure, car on ne tient plus compte de tout ce qui l’a formée, constituée. Je suppose que certains d’entre vous ne sont pas de plain pied avec les formes d’art non-occidental. Pour y résonner, il faut y être initié, c’est-à-dire disposer de tout un réseau conceptuel permettant de donner sens à des formes inédites. Ce n’est sans doute pas par hasard que les premiers amateurs de la statuaire africaine ont été des peintres, déjà préparés à être sensibilisés à des formes nouvelles. C’est dire que le savoir demandé n’est pas une information historique ou ethnologique rébarbatives, mais une réceptivité acquise, un savoir de ce qui est à regarder, à écouter. Bref l’émotion esthétique se nourrit de toutes les anticipations qu’elle peut projeter sur l’œuvre. Leur richesse est condition de possibilité de l’émotion. En d’autres termes, pour Goodman, dans le plaisir esthétique les émotions fonctionnent cognitivement et les connaissances fonctionnent émotivement.
Les mondes
Il y a des mondes construits par l’entendement humain, construits par des signes, que Goodman appelle symboles selon des règles qui sont semblables à celles du langage. Les productions humaines sont autant de mondes dont nos systèmes symboliques sont à la fois les structures constitutives et les instruments d’analyses Ces mondes sont relatifs, en mouvance, solidifiés par les habitudes, défaits par de nouvelles lectures Un monde est un artefact ; il y a des versions[3] différentes. En d’autres termes, une multiplicité de mondes réels que l’on peut comparer. Mais il n’y a aucun monde neutre gisant au dessous de ces différentes versions. Tout monde est fait à partir d’autres mondes. « L’unité de la nature dont nous nous émerveillons ou l’irrégularité contre laquelle nous protestons font partie d’un monde que nous faisons nous-mêmes., en accentuant certains traits en privilégiant certaines pertinences, en agençant différemment les choses. »
Nominalisme (le monde est constitué d’individus sans classes ni propriétés que seule notre capacité à imposer un ordre rationnel peut sauver du chaos) de Goodman : le langage est extensionnel (c’est-à-dire à dire que les mots qui y figurent peuvent être remplacés par des mots autres, de même extension; un langage extensionnel élimine tout ce qu’on appelle signification). Pour Goodman, il n’existe rien que des individus et des étiquettes. Par ailleurs, Goodman se situe dans la perspective de la philosophie analytique, proche de Quine[4],qui met l’accent sur ce qui est public, sur l’idée que les pensées ne sont pas enfermées dans l’esprit, qu’elles voyagent, portées par des paroles et par des actes, qu’elles sont sujettes à des règles de comportement. Il y a là un aspect pragmatiste incontestable de la pensée de Goodman. Disons, pour nous résumer, que l’orientation de Goodman est sceptique, analytique, constructiviste. Il vise une grande axiomatique des phénomènes esthétiques.
C’est dire que la notion de vérité, sauf lorsqu’on se trouve dans des énoncés de type logique, ne tient plus : elle n’est pas accord avec le monde (adequatio ...). La vérité doit être conçue autrement que comme une correspondance avec un monde déjà fait. Il n’y a des croyances inébranlables à un certain moment (la terre est au repos), remplacées par d’autres. Bien sûr ce que nous appelons le monde réel est celui de nos habitudes, notre monde quotidien construit de bric et de broc. Il n’est qu’un parmi les mondes. A la notion de vérité il faut substituer celle de correction, justesse.[ voir l’article de Handjaras in Lire Goodman) disons de cohérence à l’intérieur d’un système. ]
Les œuvres d’art ne sont ni moins ni plus vraies que les théories scientifiques. Elles sont à des titres comparables des versions du réel. Elles exigent chez leurs producteurs des capacités identiques Elles sont connaissances du réel parce qu’elles organisent symboliquement le réel, comme le font les théories scientifiques et les systèmes philosophiques. Il est clair que les œuvres de fiction en littérature et leurs équivalents dans les autres arts jouent un rôle éminent dans la construction du monde; nos mondes ne sont pas plus héritiers des scientifiques, biographes et historiens que des romanciers, dramaturges et peintres.
L’idée fondamentale de Goodman est celle-ci : comment avec un minimum d’investissement métaphysique rendre compte de la luxuriance des univers esthétiques. Vuillemin dira de Goodman, qu’il critique sur certains points : “Jamais on a écrit une esthétique en supposant si peu de choses”. L’ambition de Goodman est de construire une théorie des arts aussi peu dépendante que possible de chacun d’eux.
On peut donc accéder de façon raisonnée aux mondes de l’art, si on connaît le mode de fonctionnement de l’œuvre d’art. Comprendre l’art c‘est comprendre le système symbolique auquel l’œuvre appartient. Goodman a voulu construire une logique de symbolisation applicable à n’importe quelle production artistique. Ce monde de fonctionnement Goodman le met en évidence à partir d’un certain nombre de concepts : dénotation, référence, exemplification, expression, description, étiquette, autographique, allographique, etc., d’un certain nombre de règles syntaxiques, sémantiques, etc.
Le symbole et la référence
Prenons d’abord le concept de symbole. Goodman dit qu’il l’emploie comme un terme très général et neutre. “Il recouvre les lettres, les mots, les textes, les images, les diagrammes, les cartes, les modèles et bien d’autres choses, mais ne véhicule pas de sous-entendus occultes détournés” (Langage de l’art p. 27). Le symbole, mot qu’il faut vider de toute connotation ésotérique, est simple dans la science, complexe en art : la référence y est souvent complexe, multiple indirecte : les symboles esthétiques se caractérisent par la saturation Un symbole n’est qu’un particulier de même niveau ontique que ce à quoi il réfère, et il fonctionne à la manière d’une étiquette Le symbole renvoie, se réfère à quelque chose qu’il dénote. Une peinture qui représente M. Untel dénote M. Untel. Dénoter c’est référer en tenant lieu de quelque chose. Le dénotatif est représentatif ou descriptif: ce serait, dans une peinture figurative, tel paysage, telle personne, correspondant à un réel extrinsèque ou encore un mot. Je peux dénoter tel monument soit en exhibant une étiquette qui porte inscrite le nom de ce monument, soit en en montrant une photographie, soit encore en le désignant du doigt. Mais attention ! Le lien entre le symbole et la chose dénotée ne doit pas, comme il l’est encore trop souvent, être conçu sur le mode la ressemblance, rapporté à une théorie de la représentation (que Goodman dénaturalise) et de la mimesis. Car la ressemblance n’est pas un critère de dénotation, d’abord parce que la ressemblance est une relation symétrique, d’équivalence (un portrait ressemble à son modèle et vice-versa), alors que la dénotation fonctionne dans un seul sens En outre le portrait dénoté fonctionne selon deux dimension, alors que le modèle est à trois dimensions. Enfin il n’y a pas d’objectivité optique, comme, par exemple, le montre la notion de perspective, qui liée à un univers culturel donné. Ce que Goodman veut dire par là c’est que la notion de réalisme ne repose pas sur l’imitation, mais sur l’inculcation: c’est une affaire d’habitude, d’accoutumance. De toute façon là n’est pas l’essence de l’art, surtout de l’art moderne, qui est fait non pour nous renvoyer au monde (lequel?) mais pour en construire un. Quel est dans le cas d’une chimère, d’un dragon, le dénoté : il est fictif, c’est-à-dire qu’il ne renvoie qu’à une catégorie d’images à laquelle il appartient. Une image n’a pas besoin de dénoter quoique ce soit pour être une représentation d’homme. De même les portraits peints ou écrits de Don Quichotte ne dénotent pas Don Quichotte qui n’est simplement pas là pour être dénoté.
L’exemplification
D’où la notion d’exemplification. Quand un symbole dénote un objet cet objet est exemplifié ou illustré d’étiquette. Exemplifier, c’est être dénoté par un prédicat, en être donc un cas exemplaire. De tel portrait on pourra dire qu’il est rosâtre, ce qui voudra dire qu’il est littéralement rosâtre. On pourra dire aussi qu’il exprime (je reviendrai sur ce concept) la bêtise : ce sera alors l’exemplifier de façon métaphorique Toute exemplification suppose qu’on prélève certaines propriétés qui sont ainsi instanciées, laissant tomber les autres : d’où une opération de sélection. Ainsi un échantillon de tissu exemplifie la matière, les couleurs et les lignes chevronnées du tissu mais non les dimensions, la forme (il peut avoir 5 ou 10 cm de longueur, être carré ou rectangulaire). En d’autres termes, l’exemplification est la référence par un échantillon à un trait de l’échantillon : une peinture abstraite exemplifie certaines relations de couleurs, de spatialité, mais elle n’exemplifie pas le fait que la peinture pèse trois kilos. Number one de Pollock exemplifie la capacité de la peinture de couler, d’éclabousser, de faires des empâtements.
L’exemplification n’est pas le simple fait de posséder une propriété; elle implique la référence à la propriété de la part de ce qui possède; l’exemplification c’est la possession plus la référence; bien que différente de la dénotation, elle n’en est pas moins une espèce de référence. Deux photographies, l’une en noir, l’autre en couleurs du même paysage, le dénotent semblablement, mais ne l’exemplifient pas de la même manière.
Pour bien comprendre cette notion disons, à la suite de Goodman que dans un texte scientifique ce qui importe avant tout, est ce qui est dit, alors que dans un texte littéraire ce qui comptent ce sont les formes, les sentiments et les autres traits exemplifiés à travers le style. Disons que c’est essentiellement l’exemplification qui distingue l’art de la science
L’exemplification de traits insoupçonnés peut provoquer une reconception : lorsque le Sacre du Printemps exemplifie des schémas tonals qui excède les cadres de la tonalité, les insuffisances de la conception sont devenues manifestes. De même le tableau de Pollock précité nous force à nous concentrer sur des aspects de la peinture que nous avons négligés depuis la prime enfance. L’exemplification, on le voit, dépend de la fonction du symbole et de son contexte, des hypothèses d’arrière-plan. Quelque chose peut fonctionner comme une œuvre d’art à certains moments et pas à d’autres : une pierre n’est pas une œuvre d’art tant qu’elle est sur la route, elle l’est lorsqu’elle est exposée dans un musée, où elle exemplifie certaines propriétés de forme, de couleur, de texture. Un Rembrandt cesse de fonctionner comme une œuvre d’art si je l’utilise pour remplacer une fenêtre cassée.
L’expression
A la différence de la représentation qui porte sur des objets ou événements, l’expression porte sur des qualités. L’exprimé est abstrait. Elle consiste dans l’exemplification d’une étiquette ou d’un trait que dénote (ou que possède métaphoriquement tel ou tel symbole. L’expression est une exemplification métaphorique : par exemple une symphonie qui exprime des sentiments de tristesse ne possède pas littéralement ces sentiments ; des rochers peints par un artiste flegmatique peuvent exprimer l’agitation. Les propriétés qu’exprime un symbole sont sa propriété personnelle. Cela permet de faire sortir la notion d’expression de tout le pathos psychologique dans lequel elle baigne ordinairement.
L’expression en art est indépendante de l’intention, parce que ce qui compte ce ne sont pas les intentions de l’auteur, mais comment celles-ci se concrétisent dans les propriétés effectives que l’œuvre possède et exhibe. Le contexte n’est pas quelque chose qui se tient “autour”, mais il entre lui-même dans l’œuvre en sélectionnant le matériau dont celle-ci est faite, activant des systèmes de symbolisation spécifiques
Description (verbale) et dépiction (par image). La représentation ou description rapportent un symbole aux choses auxquelles elles s’appliquent. L’exemplification rapporte un symbole à une étiquette qui le dénote. L’expression rapporte un symbole à une étiquette qui le dénote indirectement. Exemplifier, c’est exhiber plutôt que dépeindre ou décrire. Disons que la danse peut exemplifier des schémas rythmiques et exprimer la paix ou la passion. Une image peut exemplifier ou exprimer sans décrire ou représenter. Mais quelle est la dénotation d’un poème ? Goodman pourra dire que sa dénotation est nulle. mais pourquoi conserver ce concept ? L’objet de la poésie et de la littérature en général n’est-il de faire s’absenter le monde pour en créer un nouveau? La perspective nominaliste, qui reste cependant toujours arrimée à la notion de référence, ne rate-t-elle pas le fait littéraire ? Et Ricœur n’a-t-il pas raison de dire que la métaphore, essentielle en littérature, est le processus par lequel le discours libère le pouvoir que certaines fictions comportent de redécrire la réalité. En outre la métaphore est-elle vraiment cernée par Goodman, lorsqu’il la définit comme “ré-assignation des étiquettes”, une idylle entre un prédicat qui a un passé et un objet qui cède tout en protestant” ? Goodman ne subordonne-t-il pas les “figures” aux “schèmes” qui gouvernent des “règnes”, par exemple celui des sons, transférés en bloc dans l’ordre visuel?
La notion de style
C’est, non le sujet, mais la façon dont on dit quelque chose, pense-t-on ordinairement. Pour bien des œuvres d’art (peinture abstraite, musique, etc.) qui ne disent rien, le sujet serait dans le style. Mais les choses sont plus complexes : le style c’est à la fois des traits caractéristiques de ce qui est dit et de la façon dont on le dit, du contenu et de la forme. Un trait stylistique peut appartenir à ce qui est dit (Vermeer, de Heem peignent différemment la vie hollandaise du XVIIème), à ce qui est exemplifié (la peinture d’une draperie peut exemplifier la façon de peindre un vêtement, ou encore la grandeur, la dignité), à ce qui est exprimé (entre une gravure de Mantegna et la peinture de Piero della Francesca sur le Christ les différences sur ce qui est exprimé constitue des différences sur la façon de peindre le même sujet. Donc impossibilité de distinguer la forme du contenu Il est également erroné de définir le style par les émotions ; car on peut exprimer la tristesse soit à l’aide d’un style pathétique, imagé, soit de façon très sobre, à l’aide de non-dit, de litotes.
Un style est une caractéristique complexe qui sert de signature à un individu ou à un groupe. Il est lié au fonctionnement de l’œuvre en tant qu’œuvre. Le style consiste dans les traits de fonctionnement d’une œuvre permettant de déterminer l’auteur, la période, l’appartenance géographique ou l’école de cet auteur. Un style, c’est ce qui annonce Renais, Whistler ou Borodine, ce qui distingue le Corot de jeunesse du Corot de la maturité, le baroque du rococo, l’art baoulé de l’art des Dogons. En général le style n’est accessible qu’au visiteur, à l’auditeur averti.
Autographique et allographique
Sont autographiques les œuvres dont l’identité dépend de l’histoire de leur production ; par ex en peinture, une œuvre est unique, un seul exemplaire : elle a été produite par un auteur particulier et avec des moyens déterminés. Le travail est achevé lorsque le peintre a fini son tableau. Sont autographiques les arts qui sont singuliers à leur phrase antérieure. Sont allographiques les œuvres qui telles celles du musicien demandent une exécution. La partition achevée, le créateur a fini son travail, mais celui-ci n’a de sens que s’il est joué Sont allographiques les œuvres dont l’identité est établie syntaxiquement ou sémantiquement : (par ex, les productions ou exécution d’une œuvre musicale ou théâtrale importent peu pour l’identité de l’œuvre.) Sont autographiques : la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie (un seul négatif) dont on peut faire des copies. Sont allographiques, les arts dont on peut faire des répliques : la musique, la littérature (car une copie correcte de l’œuvre en tient lieu), l’architecture, l’art dramatique. Les arts allographiques sont justiciables d’une notation. Et la danse, me direz-vous ? Elle est allographique, puisqu’elle se qualifie sur deux tableaux; celui de la notation et celui de l’exécution. Au départ tous les arts sont autographiques, puis pour pallier leur caractère éphémère, on a transcrit.
.Cette distinction va avoir des répercussions sur le problème de l’attribution:( problème important pour Goodman car pouvoir identifier un faux dépend de notre capacité d’analyse fine. On s’étonne aujourd’hui qu’on ait pu confondre un Van Megereen et un Vermeer) ; identifier une peinture revient à se demander qui l’a produite : identifier La Primavera revient à dire qu’elle a été produite par la main de Botticelli. Entre l’original et la copie, la différence est irréductible, et sa plus exacte reproduction n’a pas valeur d’authenticité [N’y a-t-il pas une confusion ici entre attribution (ex: la vierge aux rochers est-elle une œuvre de Léonard ?) et authentification (ex: un tableau non signé) et Goodman ne méconnaît-il pas les critères stylistiques ?]
Mais dans les arts allographiques, il ne peut y avoir de contrefaçon. Toutes les copies exactes d’une partition valent pour l’œuvre et toute exécution correcte aussi. De même toutes les éditions d’un texte littéraire. Dans Don Quichotte, par ex, l’identité de l’œuvre n’a pas à voir avec son auteur et une copie correctement orthographiée vaut pour… On dira donc qu’une contrefaçon d’œuvre d’art est un objet qu’on représente faussement comme ayant l’histoire indispensable pour l’original de l’œuvre.
Différenciation, articulation : les critères de l’œuvre d’art
On distinguera un système formel (mathématique) de l’image en disant que cette dernière est syntaxiquement non différenciée et non articulée, mais sémantiquement dense[5] = la saturation est un symptôme de l’esthétique. Ce qui distingue art et science est bien dans les arts cette saturation sémantique. Plus généralement il y a 5 caractéristiques qui font qu’un objet est capable de fonctionner esthétiquement :
1) La densité syntaxique.
2) La densité sémantique
3) La plénitude relative: un nombre élevés d’aspects d’un symbole sont significatifs (par ex une ligne de Hokusai dessinant une montagne où forme, épaisseur, etc comptent par opposition à un graphique qui aurait même configuration, par exemple une courbe de température mais où ne comptent que la hauteur de la ligne par rapport à la base et non son épaisseur.
4) L’exemplification, où un symbole, qu’il dénote ou non, symbolise en servant d’échantillon des propriétés qu’il possède littéralement ou de façon métaphorique.
5) Enfin, la référence multiple ou complexe, où un symbole remplit plusieurs fonctions référentielles intégrées et en interaction
Goodman distingue la partition (musique) du script (littérature) de l’esquisse (peinture) [ambiguïté de ce mot qui, ici, ne vise pas un état non définitif; et donc l’analogie entre peinture, musique, littérature est bancale]. Dans la partition les caractères sont syntaxiquement disjoints et différenciés. Il s’agit d’un langage. L’esquisse, elle, ne fonctionne pas du tout dans un langage ou une notation, mais dans un système sans différenciation ni syntaxique, ni sémantique. L’esquisse ne définit pas une œuvre, elle en est une. Quant au script, il est un caractère dans un schéma notationnel, mais il n’est pas un système notationnel, car si les réquisits syntaxiques sont satisfaits, tous les réquisits sémantiques ne le sont pas.
On peut se demander si la notion de syntaxe (dans laquelle Goodman .évacue la double articulation) et la notion de sémantique sont valables dans les autres arts que la littérature. La musique n’a pas de sens. Vuillemin, critiquant Goodman, dira que les concepts fondamentaux du langage font défaut là où on veut les appliquer. En outre n’a-t-on tendance à assimiler la critique littéraire et la création artistique ?
On l’a vu, il est très important pour Goodman d’identifier les œuvres d’art, de manière à les classer. Vuillemin objecte à Goodman que ce n’est pas l’exactitude matérielle qui fait la qualité comme telle; une chose est l’identité matérielle, autre chose l’identité stylistique.
Conclusion
L’entreprise de Goodman est une logique de la schématisation artistique, c’est-à-dire une théorie de la symbolisation applicable aux objets de l’art, au fonctionnement des œuvres. L’œuvre est une architecture de symboles organisés dans leurs propriétés syntaxiques et sémantiques, et variables en fonction des règles de projection sélectionnées. En d’autres termes le but de Goodman est de nous donner une théorie des Beaux-arts et de fonder cette théorie sur un concept général de langage [objection : il n’y a pas de concept unique de langage pour la littérature et les autres arts. L’image symbolique liée à la littérature et aux arts plastiques est différente]. Enfin n’est-ce pas seulement par analogie qu’en dehors de la littérature on parle du langage des arts ?
“Non moins sérieusement que les sciences, les arts doivent être considérés comme des modes de découvertes, de création, et d’élargissement de la connaissance au sens large d’avancement de la compréhension […] La philosophie de l’art devrait être conçue comme partie intégrante de la métaphysique et de l’épistémologie”.
Mais au delà de l’apport à l’esthétique, qui est considérable, puisque Goodman n’hésite pas à dire que l’art est la plus stimulante des philosophies, l’entreprise de Goodman est de travailler, à partir de perspectives empruntées aux arts mais aussi aux sciences, à la philosophie et à la perception, aux mondes quotidiens, à une meilleure compréhension de chacun de ces mondes par l’intermédiaires d’une comparaison significative avec les autres.
Régine Piétra
Professeur honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France Grenoble II
regine.pietra@wanadoo.fr
[1] Cette insistance sur la connaissance est essentielle. On ne peut la négliger et je suis tout à fait d’accord avec Goodman pour penser que l’art s’apprend, qu’on peut initier à la compréhension de telle ou telle œuvre. Mais évacuer l’émotion, le plaisir rétinien des vibrations colorées, bref réduire l’art à un langage c’est faire l’économie d’une dimension essentielle, dont, certes, il est difficile de rendre compte, mais qu’on peut essayer de cerner, peut-être, par d’autres moyens que par des symboles au sens de Goodman. Vuillemin dit que sur les phénomènes fondamentaux du plaisir nous sommes incapables de fournir une raison.
[2] Je serais assez d’accord avec Ricœur (La métaphore vive, p.275-279, 289, 290-300) pour penser qu’il y a d’abord activité conceptuelle puis cessation de cette activité, afin de parvenir à l’expérience esthétique.
[3] C’est dire qu’il n’y a pas de monde absolu. En d’autres termes, on ne peut distinguer ce qui est donné et ce qui est construit, le naturel et le conventionnel. C’est pourquoi tout donné appartient à une version particulière. D’où un relativisme radical
[4]. Goodman a introduit en esthétique les conséquences du bouleversement opéré par Frege, Russell et Wittgenstein, dans la mesure où il montre que les arts constituent des systèmes symboliques dont les fonctionnements peuvent être décrits.
[5] La syntaxe ce sont les relations internes entre les marques dans un système, les règles de concaténation. La sémantique, c’est le domaine d’application de l’ensemble syntaxique et les modalités de cette application.
Parmi les systèmes symboliques, on peut distinguer ceux qui sont articulés syntaxiquement et sémantiquement (Chimie, Musique) ; ceux qui sont articulés syntaxiquement, sémantiquement ambigus: le langage quotidien où il y a homonymes et synonymes; ceux qui ne sont ni syntaxiquement, ni sémantiquement articulés; on parle alors de densité.