Malraux et l’idée de l’art

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On connaît Malraux comme romancier ; comme homme d’action : chasseur d’aventures insolites[1] dans sa jeunesse (il y a un côté Hemingway, Saint Exupéry, du personnage), colonel dans l’aviation durant la guerre d’Espagne souvent photographié par G. Freund dans cet uniforme, résistant, puis ministre de la culture sous de Gaulle[2] ; on connaît souvent ses discours officiels (Oraisons funèbres), tel celui prononcé à propos du transfert des cendres de J. Moulin au Panthéon. Mais on oublie quelquefois l’importance d’une réflexion sur l’art, menée dès son adolescence et poursuivie toute sa vie (le dernier tome de La Métamorphose des dieux paraît l’année de sa mort, en 1976), seulement interrompue, du moins au niveau de l’écriture durant son ministère  Malraux a, toute sa vie, manifesté une véritable passion de l’art, qui lui faisait visiter musées et sites archéologiques du monde entier.

D’une certaine façon, je crois que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que pour Malraux la réflexion l’a toujours emporté sur l’action qui n’était finalement qu’un pis-aller. Malraux n’est pas loin de penser que l’action est un masque pour la pensée. Dès sa vingt deuxième année, son intérêt pour l’art était tel qu’il organise la fameuse l’équipée (racontée dans La voie royale)[3] au Cambodge[4] pour soi-disant aller repérer un temple isolé, en fait pour y voler des statues Khmères (qu’il pensait revendre en Amérique) : il vole, bien sûr[5], mais il ne vole pas n’importe quoi : il vole des statues qu’il a atteint au terme d’un parcours difficile, des statues dont il s’émerveille, mais qu’il sera obligé de restituer. Primat donc dans sa pensée de l’art qui, quelque soit le déclin des civilisations et la précarité de l’homme est la seule chose qui vaut vraiment, le seul témoignage de notre dignité, la seule manifestation de la transcendance humaine. Son œuvre sur l’art est importante[6], mais le lecteur a quelquefois du mal à s’y retrouver, les mêmes ouvrages étant repris de multiples fois sous des titres différents, puis rassemblés en un volume. Nous retiendrons parmi d’autres deux ensembles :
1) celui paru sous le titre La psychologie de l’art , qui deviendra Les voix du silence  et qui comprend : le musée imaginaire.- Les Métamorphoses d’Apollon.- La création artistique.- La Monnaie de l’Absolu.
2) celui paru sous la titre La métamorphose des dieux et qui comprend : Le surnaturel (1957 repris en 1977) où l’art est soumis au sacré, L’irréel, (1974), où il éveille le sur-monde du beau, L’intemporel (1976), instance moderne où l’envahissement de l’horizon mental par la foule des œuvres coïncide avec la conscience d’une créativité libérée.[7]

Essayons de dégager les notions fondamentales de  la réflexion de Malraux – qui ne se situe ni dans la perspective de l’esthétique[8] ni dans celle de l’histoire de l’art (Malraux ne fait pas cas des chronologies), à partir des Voix du silence.

    “ Mes livres sur l’art, a dit Malraux, restent les plus mal compris.” Assurément. Ils ont été très critiqués par les spécialistes. Mais c’est ne pas voir que la perspective de Malraux est celle d’un amoureux éperdu qui cherche à travers les œuvres qu’il aime à traquer le mystère de leur présence et, derrière elles, ce qui animait celui que les a faites et qui témoigne par là de la grandeur de l’homme.(texte du finale : ce texte du finale peut paraître grandiloquent et par là insupportable à certains. Je ne suis pas, pour ma part, insensible à cet aspect rhétorique, à cet incontestable souffle épique. Il y a un lyrisme chez Malraux, un peu comme chez Élie Faure, mais un Élie Faure dopé aux amphétamines.

I) La notion la plus importante, peut-être, est celle de musée imaginaire. Qu’est-ce à dire ?
Pour la première fois dans l’histoire du monde se passe, au XXe siècle, un phénomène extraordinaire : c’est que grâce aux moyens techniques de reproduction[9] et à la circulation des idées et des œuvres, nous avons à notre disposition la totalité du patrimoine artistique de l’humanité. Nous pouvons donc comparer, rapprocher, saisir ce qui non seulement s’est passé à des milliers de kilomètres (tel lavis chinois des Song, tel fragment de poterie mexicaine, telle statue Jomon) mais aussi à travers des milliers d’années : telle Vénus stéatopyge et telle statue de Matisse, tel paysage d’une villa de Pompéi et un paysage semblable peint par un naïf contemporain, ou pour reprendre des rapprochements qu’il affectionne telle tête de Bodhisattva et la tête du portail royal de Chartres ; la cascade de Nashi (XIVe) et un lac d’Annecy de Cézanne.; le relief dogon des Trois guerriers (XVIII) et les mages de Novgorod. Importance de la comparaison : nous ne pouvons sentir que par comparaison. On apprend plus en comparant une statue grecque avec une statue égyptienne qu’en étudiant dix statues grecques. A aucun moment, donc, dans l’histoire des hommes, il n’a été donné d’embrasser ainsi la totalité des productions humaines (c’est pour Malraux l’un des trois grands événements du XXe siècle , les deux autres étant la bombe atomique et les progrès de la biologie) : la Renaissance ignore l’Antiquité qu’elle s’efforce de ressusciter, le XIXe occidental ignore tout de l’art oriental (Et quand il en parle ce n’est qu’à partir des magots de pacotille), pour lequel Malraux a une prédilection. C’est seulement avec Manet et les impressionnistes que les estampes japonaises pénètrent en Occident. Et encore pas les meilleures ! La réhabilitation des statues africaines qui habiteront le grand musée des arts premiers que le Président Chirac veut, non sans mal, marquer de son prestige ne date que des premières années du XXe, avec Matisse ou Picasso (Les demoiselles d’Avignon)

Jamais on n’a pu aller à l’art avec cette masse d’informations, si immense qu‘elle change totalement notre regard.  On a parlé à propos de Malraux d’une manipulation effrénée des photographies, on l’a souvent représenté étalant sur le plancher une multiplicité de reproductions autour desquelles il tournait. Et c’est vrai qu’il y a chez Malraux une sorte d’ivresse de cette production innombrable que l’on peut manipuler, juxtaposer, disjoindre, dans un collage géant fondé sur la seule intuition (au sens étymologique)[10]. Caillois qui ne partageait pas cette même ivresse parlait à ce propos de “grande parade funèbre”.

En outre — idée importante chez Malraux, elle inaugure l’art moderne — le tableau, un portrait par exemple, ne renvoie plus à un référent que l’on pourrait connaître, mais il vaut comme œuvre indépendamment de tout référent. L’art acquiert ainsi son autonomie et, pour le dire plus carrément, l’idée d’art est une idée récente (deux siècles à peine et encore). Malraux a contribué à mettre en place cette idée selon laquelle l’art moderne est désolidarisé de toute finalité (religieuse, politique) et dégagée de toute mimesis.: l’art ne reproduit pas ce qu’il voit, mais fait voir ce que nous ne voyons pas, il rend visible(Klee).

Le musée, invention récente elle aussi, deux siècles) change notre vision : telle œuvre sculpturale n’est plus partie prenante d’une architecture (une statue dans sa niche) pensons au Pensieroso de Michel-Ange dans la chapelle de Jules II, mais elle est isolée, mise en scène sur un socle, éclairée par des spots qui en montrent toutes les faces ; détachée donc de sa fonction, toujours au départ religieuse ou magique, elle a un statut qui n’a pas été voulu comme telle par son créateur qui en faisait un support de prière ou le moyen de chasser le mauvais sort (fétiche à clous). “Pour qu’un chrétien voit dans une statue antique une statue, et non une idole ou rien, il faut qu’il voie dans une Vierge une statue avant d’y voir la Vierge ” (p. 51). Qui regarde les statues gothiques? Nous, les autres les invoquaient. Idem pour la statuaire africaine. Plus généralement le Moyen Age ne concevait pas plus l’idée que nous exprimons par le mot art, que la Grèce ou l’Egypte qui n’avaient pas de mot pour l’exprimer. L’art a, dans la quasi totalité des âges, été l’expression du sacré, du divin. On pourrait dire qu’avant ce moment , le nôtre, où l’art prend conscience de son autonomie, de sa véritable vocation, ce qui le précédait n’en était que l’annonce, les balbutiements ; comme le dit Blanchot commentant Malraux dans un raccourci saisissant : “ le Pantocrator [ le Christ de la mosaïque byzantine ] en attendant Picasso”.

Autre point de vue malrucien : tout nouvel artiste modifie la vision de ceux qui l’ont précédé et va faire lire rétrospectivement différemment l’histoire dans laquelle il s’inscrit. Le Gréco est éclairé par l’art moderne, Grünewald par Van Gogh. D’où la notion qui revient sans cesse dans l’œuvre de Malraux et qui n’est pas sans ambiguïté , celle de métamorphose (p. 66). An fond on pourrait dire que l’art n’existe qu’au présent, qu’il n’est que résurrection, et que tout héritage est métamorphose.

Ce nouveau regard universel accroît incontestablement notre savoir mais on peut se demander s’il ne fausse pas notre plaisir esthétique. Cette mise à plat comparative va nous permettre de tenter de saisir ce par quoi l’homme triomphe de la mort en laissant sur la terre une trace du génie humain : il y a chez Malraux une convocation des chefs d’œuvre[11] dont il dit avoir été privé pendant la guerre de 1914, les musées ayant été fermés. Mais on peut se demander si cette confrontation tout azimut ne va pas niveler les œuvres en les coupant de leur contexte, de leur racines, en dissolvant leur spécificité : on soulignera tel ou tel trait dans l’orfèvrerie, invisible à l’œil nu mais visible dans le détail agrandi, et dès lors on pourra comparer ce qui échappe à la comparaison. Ce qui était non transportable sera visible : la Sainte chapelle par un Japonais ou le Ryoan-ji pour un Français. La reproduction qui nous fait connaître  l’œuvre (diapositives, par exemple) nous donne à la même échelle une monnaie et une pyramide, La Nef des Fous  de Bosch et les Noces de Cana de Véronèse. Il y a incontestablement une intellectualisation des œuvres : elles perdent sans doute de leur volume, de leur épaisseur, de leur racine ( la vision de Malraux est intemporelle) mais gagnent en extension, en diffusion.

Le monde de l’art ne nous parvient que transformé : toutes les statues, de la Grèce au monde roman, étaient peintes et nous paraîtraient aujourd’hui très kitsch, alors que nous admirons la blancheur de leur marbre ou l’aspect brut ou naturel de leur bois, qui n’auraient certes pas plu à leurs contemporains. Nous ne voyons pas les œuvres comme les voyaient leurs contemporains. Ce n’est pas un truisme. Combien d’entre nous savent vraiment que toutes les œuvres sont restaurées, qu’il n’y a plus une seule pierre d’origine à Notre-Dame de Paris, etc. Mais ce qui survit en elles nous est accessible : elle est leur part d’éternité. En d’autres termes, l’art est lié à l’éternel, il est l’éternel présent qui, à travers les vicissitudes et par le moyen des métamorphoses, maintient ou recrée sans cesse la forme où s’est exprimée un jour “la qualité du monde à travers un homme”.

Pourquoi “imaginaire “ le musée? Parce qu’il est fait d’images et que chacun de nous le compose avec ses émotions ; qu’il est sans cesse en mutations, parce que de nouvelles rencontres en change l’ordonnancement. Musée portable, précaire, qu’on ne visite pas mais qui nous habite.

II) La deuxième partie des Voix du silence intitulée “Les métamorphoses d’Apollon” montre comment toute forme (concept important chez Malraux) entre en conflit avec d’autres formes (l’art est un univers de formes ) afin de donner lieu à un style[12], façon unique, singulière de dire le monde ; façon telle que l’œuvre exprime plus, autre chose que ce que l’artiste a voulu lui faire dire — non pas parce que dans sa construction l’inconscient est à l’œuvre, Malraux ne croyait qu’à l’œuvre gouvernée par une volonté — ; mais parce qu’elle nous parle notre langage que l’artiste ignorait. À travers elle, se révèle une présence, (mot important pour Malraux ; Benjamin aurait parlé “aura”), réponse à l’interrogation que pose à l’homme sa part d’éternité.

Au fond le monde de l’art est un monde mystérieux qui n’a jamais existé comme nous le croyons : “l’Égypte des statues n’a jamais existé mais sa vision du monde subsiste à travers des formes qui n’ont pas d’équivalent.” Et ces formes se font écho, se parlent, au point que l’on peut remarquer des traitements identiques dans des temps et des espaces qui n’ont jamais rien eu de commun : par exemple, même tendresse diffuse dans le sourire de Reims et dans telle tête Gandhara (p.158-159), même déformation de la silhouette du cheval, ce gonflement de la poitrine qu’on trouve chez les Han, chez les Dogons, chez des peintres italiens comme Ucello, comme si elle était lié à un besoin….

III) La troisième partie, “la création artistique”, réfléchit sur la vocation de l’artiste. Elle élimine un certain nombre de lieux communs :
a) d’abord celui concernant les rapports art-nature. Combattre cette idée naïve selon laquelle l’artiste entretiendrait avec la Nature un rapport privilégié, sentimental. Rien de plus faux. “ L’émotion éprouvée devant la mise à mort du taureau n’a rien de commun avec celle que suscite une tauromachie, fût-elle de Goya”. Ce n’est pas à la Nature que se réfère l’artiste mais toujours à un autre artiste qu’il a pris pour maître. L’artiste s’inscrit dans une filiation, qu’il va bien sûr récuser pour édifier sa propre voie. On ne part jamais de rien, serait-on le plus grand génie (p. 279).
b) Toute œuvre vient d’un combat avec les prédécesseurs. C’est faire bon marché, à juste titre, de l’idée d’inspiration. Tout artiste commence par le pastiche (p. 310) ; il est donc prisonnier d’un style qui lui a permis de plus l’être du monde. Ce style dont il est prisonnier, c’est celui de ses contemporains, de son présent (p. 315). Un monde de formes dont il faut qu’il s’extraie pour pouvoir proposer les siennes propres, qui deviennent sa hantise.
c) L’art moderne a fait échec à la notion de représentation (mimesis) celle-ci n’est qu’un moyen du style et non le style un moyen de la représentation
On fera à Malraux un certain nombre de critiques : parmi les plus anciennes je retiendrai celle de Merleau-Ponty qui, dans un article important intitulé “Le langage indirect et les voix du silence” dans Signes,  après avoir dit l’apport considérable de Malraux, lui reproche :
1) de n’avoir considéré les œuvres que du dehors, à partir du musée, et de ne pas avoir pris vraiment en compte l’essentiel, à savoir l’expression du peintre, son geste créateur, le mouvement même de la création avec ses ratés, ses tâtonnements. La notion de style telle que Malraux. la conçoit reste ce “je ne sais quoi” bien extérieur par quoi l’artiste affirme sa victoire sur le monde. Merleau-Ponty y voit quelque chose de plus intérieur, non un certain nombre de tics, ni de procédés, mais un certain nombre de formulations évidentes pour les autres mais peu visibles pour l’artiste, tels sa silhouette et ses gestes de tous les jours (p. 67).
2) d’avoir divinisé l’artiste, en le séparant de ces conditions d’existence réelle : d’où le mépris pour tout ce qui est biographique, psychanalytique, bref la séparation de la vie et de l’œuvre, et donc la non prise en considération de la genèse de l’œuvre inséparable des aventures et des tracasseries du quotidien, et surtout de la dimension corporelle, gestuelle de toute création (poïesis) donc quelque chose qui est de l’ordre du faire).
3) d’avoir fait des rapprochements extrêmement stimulants  entre Lascaux, la sculpture Dogons, les sculptures en ivoire des Eskimos et les totems Kwakiul, mais de n’avoir réalisé qu’une sorte d’unité dans la mort, (la présence de la mort est constante, obsédante, dans l’œuvre et d’ailleurs aussi dans la vie de Malraux  : c’est un peu sur cette constante que Lyotard a fondé la biographie — une “hypobiographie”— qu’il vient de consacrer à Malraux) unité des hommes qui ont lancé un défi au destin. On connaît la formule devenue célèbre : l’art est un anti-destin. Tout meurt, les hommes comme les civilisations, et même… Dieu (ce qui aggrave considérablement les choses). Il y a chez Malraux une hantise du temps qui fuit et qu’il faut marquer de sa trace, que l’artiste seul marque de son signe. Mais le temps est aussi celui des métamorphoses [ je songe qu’il y aurait un travail intéressant à faire sur “le temps” chez Malraux]. Nous sommes là sur un plan métaphysique et paradoxalement celui-ci fait bon marché des conditions historiques, de toute l’épaisseur du passé, qui fait de chaque œuvre une aventure qui a à reprendre tout son héritage, (artisanal par exemple ; il y a très peu de considérations sur le matériau et son traitement chez Malraux ; tout se passe comme si l’œuvre n’existait que sur un plan spirituel) ; en sorte que l’œuvre est délestée de son historicité, dimension verticale que Malraux aurait un peu occulté au profit d’une dimension horizontale mais haut placée, dans une sorte d’empyrée des œuvres..
4) d’avoir succombé à la tentation de totaliser, un peu à la façon hégélienne, ce qui ne fut que tentative individuelle, recherche, quelque chose d’ouvert, de fragile, d’inabouti, d’incomparable, sinon aux yeux de la culture qui, d’une certaine façon, nivelle. On retrouverait là l’opposition, que je fais souvent au début de ce cours, entre ce qui est de l’ordre de la culture, et qui a été digéré, qui est devenu constitutif de soi-même ( ce qui reste quand on a tout oublié) et ce qui est de l’ordre de l’art véritable et qui est toujours provocation, contestation, ébranlement.
Autre regard sur l’œuvre de Malraux : celui porté par Régis Debray dans son livre Vie et mort de l’image, ouvrage qui, sur certains points, emprunte à Malraux et le dit. Je mentionnerai deux points :
1) Debray souligne ce qui a été souvent dit mais dont on n’a peut-être pas pris toute la mesure, à savoir que, si on peut se féliciter de la diffusion des images, des reproductions, qui sur le plan du savoir nous font connaître ce que nous aurions toujours ignoré (parce que loin, inaccessible) cette diffusion ne va pas sans perte, tout ici est dématérialisé : formes et couleurs sont détachées de leur support, de leurs sites, l’épaisseur en est abolie et donc les valeurs tactiles. Les rapprochements de choses si différentes dans leurs matériaux constituent un corpus fictif, des unités abstraites, un peu comparables aux signes mathématiques. On a évacué le devenir hasardeux d’un œuvre dans sa corporéité pour y voir une uniforme dramaturgie spirituelle. Et Debray de conclure, ce qui nous introduira au point suivant : “A l’âge du multimédia interactif et des collections numérisées sur écran, l’évaporation des textures, des reliefs et des palettes promet un bel avenir encore à la transformation des figures en idéogrammes”.
2) La thèse de l’ouvrage de Debray est la suivante : l’image a parcouru trois étapes : la première appartenant à la logosphère où l’image est indissociable de l’être dont elle émane et qu’elle exprime : telle est l’icône, présence pleine, représentation d’un invisible sacré ; ou encore l’idole, statue vivante du dieu qui en a les pouvoirs ; la seconde ou graphosphère, représente ce moment où l’image acquiert son autonomie, où elle est elle-même discours : autonomie de l’œuvre picturale, qui n’est pas copie, à l’inverse du statut que lui accordait l’Antiquité, de la Renaissance aux années 1960. C’est à cette sphère qu’appartient l’analyse de Malraux, qui donc va être rendue obsolète par le temps qui est le nôtre, celui de la vidéosphère : ici tous les repères matériels sont perdus puisque l’image est seulement un phénomène d’appareil[13], donc un simulacre, qui n’a plus de support matériel, puisqu’elle n’est que chiffre (numérisation)[14].

Malraux avait fait de l’art une religion, celle d’un humanisme démocratique, venu remplacer le sacré des temps antérieurs et souder les hommes dans un même idéal sous-tendu par un semblable frisson face à l’œuvre transcendante. Cela n’a pas eu lieu. L’utopie des Maisons de la Culture et des TNP a vécu. Ce n’est pas l’art qui fait lien. mais le lien (social) qui fait l’art. En d’autres termes il n’est qu’une conséquence de la démocratie, non une cause. On apprend à aimer, à apprécier et d’abord à voir,  et cet apprentissage seule l’école peut le fournir. En d’autres termes, ouvrir les musées à tous est une utopie et une bêtise, si on a pas auparavant donné envie d’y entrer.
L’œuvre de Malraux n’est pas sans contradictions, non seulement l’œuvre d’ailleurs mais l’homme :  comment concilier le jeune homme révolutionnaire qui combat en Indochine contre la colonisation et le ministre d’un gouvernement de droite ; le voleur de statues et le protecteur des musées ? Sur un plan plus strictement artistique comment, par exemple, maintenir à la fois le caractère génial,  exemplaire d’une œuvre, témoignant d’une part essentielle de l’homme et celui du Musée, qui dissout l’œuvre dans une promiscuité et la fige dans une éternité morte ? Mais quelque soient ces contradictions, au regard d’une raison qui analyse et dissèque, celles-ci se dissolvent bien vite emportées par l’enthousiasme et l’élan généreux d’un message selon lequel il y a quelque chose qui est capable de vaincre la mort, et c’est… l’œuvre d’art.  Je lui laisse la parole pour finir : “Tant que nous serons émus par le masque  du pharaon Djoser, son sculpteur oublié pendant cinq millénaires nous semblera invulnérable à la succession des empires. Tant que nous saurons écouter les voix du silence pourra se poursuivre la métamorphose des Dieux”.
Il s’agit ici moins d’un optimisme que d’une conviction maintenue contre vents et marées, une sorte d’espoir sans laquelle la vie n’aurait vraiment aucun sens. Tel est le rêve de Malraux et ce rêve fut sa vie  vécue dans le passage constant entre le réel et l’imaginaire, entre l’action et la contemplation, entre l’agir et l’écrire.

Régine Piétra
Professeur honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France Grenoble II

regine.pietra@wanadoo.fr

[1] . Il y a un côté farfelu chez Malraux, qui aimait bien d’ailleurs qu’on le désigne ainsi.

[2] Ce fut l’homme des grands travaux : les maisons de la culture, le ravalement des monuments parisiens, la loi sur les dations en paiement des droits de succession, etc.)

[3]. Mais il n’y a pas de voie royale, car toute vie est rendue absurde par la mort.

[4]. Il y aura toujours chez Malraux un intérêt privilégié porté à l’Orient, et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce que l’Occident a fait après la tuerie de 1914 la preuve de son échec. Malraux pense, comme les dadaïstes et les surréalistes (il a le même âge qu’eux), que la vision  occidentale (Lumières, progrès, etc) a montré ses limites ; ensuite parce que la conception orientale de l’art, plus en harmonie avec le cosmos, moins dominatrice, plus intuitive est au fond plus souriante, plus apaisée, moins conquérante : le sourire du Bouddha (comparé à celui de l’ange de Reims)

[5]. Il fera d’ailleurs de la prison en Indochine. En fait les scrupules ne l’étoufferont jamais : il ne reconnaît pas  ses emprunts culturels, par exemple, en ce qui concerne l’art asiatique, tout ce qu’il doit à Petrucci.

[6]. Nous ne parlerons pas ici de ses romans dans lesquels les personnages tiennent des propos sur l’art : Le temps du mépris, L’espoir, La voie royale, etc.

[7]. Relèveraient du surnaturel les œuvres qui célèbrent le don ou la promesse d’un haut destin de rémission ou de perte : aveu de détresse, foi dans un sens ultime. ; de l’irréel les formes de prestige, des formes qui appellent l’admiration et fournissent aux hommes l’idée qu’ils s’approprient la vérité selon la raison et la libre volonté. Intemporel: ce qui reste quand l’humain et le sacré sont passés ; il reste encore à l’art à rendre présent un inhumain qui défie la coulée du temps.

[8]. Malraux ne fait allusion à aucun des grands textes de l’esthétique, qu’il ne connaissait sans doute pas ; ne pas oublier qu’il est autodidacte ; une culture immense mais celle d’un autodidacte. Analyser, comme le fait l’esthétique, l’émotion face à l’art, à la façon d’un Proust ou d’un Hoffmannsthal, ne l’intéresse pas : ce qui l’intéresse c’est de mentionner à vive allure d’innombrables œuvres. Le témoignage de P. Moinot est ici intéressant. : voir Magazine Littéraire, oct 1996, p 42. Notons aussi que Malraux laisse de côté le problème de la création, de la genèse de l’œuvre, ce que lui reprochera Merleau-Ponty.

[9]. Et Malraux n’a pas connu ce qui est aujourd’hui à notre disposition, les CD-ROM par exemple, qui permettent d’avoir chez soi le Louvre ou l’Ermitage, quoique l’on pense par ailleurs de cette façon non sensible et uniquement documentaire d’aborder l’art.

[10]. “Ce n’est pas la passion qui détruit l’œuvre d’art, mais la volonté de prouver”.

[11]. Cette notion de chef d’œuvre n’est pas sans faire problème : tout se passe comme si pour Malraux il y avait là un irrécusable, et en deçà, tout le reste. Or, on le sait, rien de plus relatif que le chef d’œuvre.

[12]Tout style est la mise en forme des éléments du monde qui permettent d’orienter celui-ci vers une de ses parts essentielles.

[13]. Sans doute faudrait-il distinguer la sphère de l’image vidéo de celle de l’image numérisée.

[14]. On peut se demander si on ne retrouverait pas avec les trois sphères de Debray les “moments” (surnaturel, irréel, intemporel) de La Métamorphose des dieux.

 

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