Le dionysisme dans la Naissance de la Tragédie

Dionysos jeunesse Louvre G138.jpgDans la Naissance de la Tragédie, Nietzsche célèbre, autour de Dionysos le mystère de l’unité primitive, l’évangile de l’harmonie universelle, dans ce retour à l’originaire, toutes les différences s’abolissent. Tous sont dieux, confondus dans un sentiment panique. L’individu dans sa particularité est aboli ! Toutes les chaînes tombent, mais c’est pour atteindre une existence transfigurée. Le dionysisme ébranle la sérénité olympienne. Les belles statues de l’art grec vont vaciller sur leur socle, pour l’art immobile de la statuaire par l’explosion symbolique de la musique et de la danse. La force apollinienne qui avait suscité le triomphe de l’apparence, a dû compter avec une force neuve, envahissante, la force dionysiaque. En Grèce, le dionysisme ne fut pas retour à la barbarie, mais il permit l’entente complice des deux divinités, sources d’arts spécifiques.

Après l’invasion dionysiaque, on ne peut plus trouver d’apollinisme pur. L’art subit une mutation. Mais il n’y eut plus non plus de dionysisme pur en Grèce. Ni la pure apparence apollinienne du règne olympien, où l’illusion triompha victorieusement des Titans, des monstres, du serpent Python, mais pas non plus de retour au chaos originaire, à la sauvagerie primitive.

Le dionysisme n’a pas fait triompher la sagesse dionysiaque qui est révélation de mort, le dionysisme pur est mort de l’homme ; mêlé d’apollinisme, il est transfiguration, divinisation de l’homme.

L’homme ensorcelé se sent dieu. Nietzsche ensorcelé se sent devenir dieu par la grâce de Wagner. Si le dionysisme a relation privilégiée avec la musique, c’est que Nietzsche est alors pénétré de la conception métaphysique de la musique que lui infuse Wagner. Cette idée de la musique, il la reçoit par tous les pores, par les sens, par les nerfs, mais aussi par l’intellect. Wagner « théoricien » influence Nietzsche autant que le Wagner musicien, sans compter leur commune vénération pour Schopenhauer.

Or, ce qui va sauver l’homme dionysiaque de la vérité mortelle, c’est l’art tragique. En effet, après l’extase dionysiaque de l’homme saisi par le dieu, le retour à la réalité est une épreuve insupportable. Hamlet, l’homme qui a touché le fond, vu la vérité abyssale, sait qu’on ne peut rien changer au désordre du monde ; après l’ivresse, il connaît le dégoût de vivre et la tentation suicidaire. Ce qui sauve l’homme dionysiaque, c’est l’artiste tragique, c’est l’art tragique, la représentation dramatique. Le héros de la scène sauve du dégoût de vivre. Avec la représentation dramatique, on passe à un autre niveau de réalité.

Ce n’est ni la pure apparence de l’apollinisme-pur où l’illusion est triomphante, ni la vérité dionysiaque qui est pour l’homme, anéantissement, mais l’irréalité réelle ou la réalité irréelle du symbole, l’avènement de l’art tragique. Comme l’art apollinien de l’apparence, l’art tragique utilisera l’apparence mais pour dissimuler, déguiser la vérité qu’il connaît, il le symbolisera. Avec l’art tragique, nous ne sommes ni dans le registre du vrai, ni dans celui de l’apparence. Ni vérité ni fausseté, mais symbole, ni monde vrai, ni monde apparent, mais monde-fable, mythe.

Ce qui caractérise l’état dionysiaque, c’est le décuplement des forces symboliques. Si l’art tragique use d’apparences, il use de toutes les apparences à la fois. Ses moyens d’expression sont infiniment plus variés, toutes les facultés symboliques de l’homme sont exaltées ; dépossédé de lui, l’artiste tragique devient le champ d’expression des force de la Nature. Il parle le langage même de la vie, le langage des énergies fondamentales. Il parle ce langage par son corps tout entier, bien loin de se contenter des mouvements de la bouche. Le corps peut en dire plus que n’en peut dire l’esprit, son langage n’est pas le même, il est plus près des forces, moins détourné, moins oblique. La gesticulation, la mimique, le langage des gestes dans la mesure même où il nous approche de l’origine, dit moins, et « signifie » davantage.

Au niveau d’interprétation où nous place La Naissance de la Tragédie, nous voyons s’accuser une chute progressive du plus significatif au plus insignifiant, qui va situer le langage conceptuel du côté du plus insignifiant et mettre le sens, tout le sens du côté du symbolisme le plus élevé, le symbolisme dionysiaque avec son expression la plus immédiate : la musique.

En effet, essayons de mettre de l’ordre en ces registres symboliques. La place souveraine accordée à la musique prouve que tous ne se valent pas. Il y a une hiérarchie du plus élevé au moins élevé, et puisqu’il s’agit ici de langage, du plus universel au moins universel. Nietzsche a donc une conception métaphysique de l’Art, comme langage symbolique, et cette théorie de l’Art est une esthétique au sens plein du terme car elle est aussi une théorie de la sensibilité.

Le langage des images et des mots, le langage de la représentation est le langage qui en même temps qu’il permet le plus de conscience possible, perd aussi le plus en signification. La conception que Nietzsche se fait de l’Art situe le plus grand Art du côté de l’inconscience. Eschyle est le plus grand des trois tragiques parce que son art est le plus inconscient, c’est-à-dire qu’il est beaucoup « musical », et peu parlé. Sophocle développe davantage le dialogue, et s’éloigne d’autant de la musique, il baisse en somme d’un degré d’art en montant d’un degré dans la conscience. Euripide, suivant en cela Socrate, devient toute conscience, et abandonnant la musique, tue la tragédie. Ses héros ne font que parler et ils éprouvent de vraies passions !

Ce dernier reproche appelle ce que nous disions de la théorie de la sensibilité qu’elle suppose. Dans ce domaine de l’affectivité, de la sensibilité, du sentiment, seule une très faible partie pourra se dire conceptuellement, une plus grande partie pourra se signifier par les gestes mais toute la sensibilité pourra être signifiée par les sons. Ainsi tout le « sens » et tout le « sentiment » se trouvent être du même côté : d’abord dans la musique puis dans la mimique enfin dans la poésie. Le symbole-Dionysos recouvre ainsi tout le sens et tout le sensible. La musique comme langage est la symbolique universelle. C’est la langue-mère dont dérivent tous les autres langages symboliques. « Bien des excitations et des états entiers d’excitation que ne peut représenter le langage sont rendus par la musique »[1]. Il n’est pas d’état de la sensibilité qui ne soit transposable par la musique. La musique peut ainsi exprimer absolument tous les états de la sensibilité, mais il serait radicalement faux de croire qu’elle en soit la traduction. Il n’est rien qui soit préalable à la musique.

Mais s’il est faux de penser que la musique puisse dériver en quelque façon de la sensibilité, qu’elle puisse traduire quoi que ce soit d’antérieur à elle, il ne reste pas moins que la sensibilité, passions, émotions, sentiments, états d’excitations de plaisir et de douleur, toute la gamme infinie de l’affectivité, est ce qui est le moins impropre à traduire la musique.

Quand on passe d’un registre symbolique à un autre plus dérivé, il y a, à chaque fois, perte de richesse à la fois de sens et de sensible. La hiérarchie à établir est la suivante :

Au point le plus extrême de la sensibilité, ce qu’on peut en atteindre, en remontant à l’origine : l’excitation nerveuse (Reiz) l’impression qui est toujours colorée affectivement de plaisir et de douleur. Puis l’excitation nerveuse se transforme, se modifie, se répète dans un autre registre et se fait image. C’est la première transformation métaphorique, le premier transport. Puis, l’image par une seconde métamorphose, se reproduit elle-même dans un autre registre et devient mot. C’est ainsi que le mot est le résultat de deux transpositions métaphoriques. La métaphore est la grand-mère du concept (généalogie). Nietzsche a toujours le souci de deux générations d’ascendants. Tout produit « intéressant » suppose au moins deux cycles de transformations. Donc à chaque fois on s’éloigne d’un degré de l’originaire : excitations nerveuses → images → mots. A travers ces trois écrans, la sensibilité en devenant représentation consciente se perd de plus en plus en elle-même. A ces trois degrés de « symbolisation » correspondent trois symbolismes artistiques :

Le symbolisme musical : la musique.

Le symbolisme « plastique » :  la mimique (danse).

Le symbolisme verbal : la poésie.

Ainsi constatons-nous qu’il n’est rien qui ne soit phantasme dans la réalité et il n’est pas d’art qui ne soit une pure phantasmatique. Dans la relation de l’art symbolique à sa réalité « symbole » il y a un rapport de forme a priori à contenu particulier. Ainsi la musique est la forme a priori de tous les états sensibles possibles, elle est à leur égard transcendantale.

Il n’est rien dans la sensibilité qui ne soit au préalable dans la musique, si ce n’est la musique elle-même. La musique est dans un rapport de pure transcendance à l’égard de tout le reste. Elle n’a besoin de rien, étant le pur sens, mais elle peut tolérer à ses côtés images et mots. Qui plus est, c’est d’elle seule qu’images et mots recevront leur existence, leur sens. Il n’y a pas de sens qui ne puisse être d’abord musique, mais toute la musique n’est pas symbolisable.

L’image c’est l’excitation nerveuse devenue visible mais elle n’en est que la partie réductible, de même que c’est la partie réductible de l’image qui pourra devenir parole.

La musique est à l’égard des arts comme la mathématique à l’égard des sciences : une langue universelle. Mais référée à la sensibilité, elle est immédiatement comprise. Cependant, elle ne dit pas, elle signifie, elle est sens et elle fait tout le sens du sensible. C’est ainsi que sous l’influence de la musique, l’apparence se transforme en symbole. L’image, le langage comme symbolismes dérivés et dégradés dont le pire mensonge est de se faire passer pour la réalité, sous l’influence de la musique redeviennent ce qu’ils sont, une apparence, mais une apparence magnifiée, porteuse de signification c’est-à-dire un symbole. « Quelle est cette force qui triomphe de la puissance de l’apparence et l’affaiblit jusqu’à ne plus être qu’un symbole, c’est la musique »[2]. Ainsi la musique brise l’illusion de l’apparence qui triomphait en donnant à croire à sa vérité, elle ramène la vérité de l’apparence à son vrai niveau de signification, qui est d’être symbole.

Mais par ailleurs, elle restituera au vieux mythe, expression voilée de la vérité dionysiaque, la force de sa signification symbolique. « Quelle est la force qui délivre Prométhée de ses vautours, et fait du mythe le véhicule de la sagesse dionysiaque? C’est la force de la musique, comparable à Héraclès, qui parvenue dans la tragédie à sa forme suprême, sait donner au mythe une interprétation nouvelle, d’une incomparable profondeur »[3]. Ainsi, à ce moment de la pensée nietzschéenne, toute la réalité nous est donnée par la musique qui la fait devenir symbole, et la musique est aussi la force qui interprète ce qui donne sens. La musique est ainsi l’interprété et l’interprétant, la force d’interprétation, elle donne l’être et le sens. Elle est l’être et le sens. Elle est en quelque sorte la figure inversée de ce que sera la Volonté de puissance.

Ainsi, c’est la musique qui donne la juste mesure à l’art et à la connaissance, dans l’art tragique. Sans musique, l’art n’est qu’apparence vaine, voile, illusion. Sans musique, la connaissance n’est que prétention mensongère et dangereuse, péril pour la vie dans l’oubli de son origine. La musique seule conduit l’apparence, et la vérité, à leur vrai niveau qui est d’être symbole, c’est-à-dire vraisemblable. Elle contraint l’art et la connaissance au seul comportement qui convienne : faire comme si c’était vrai, c’est-à-dire sur le plan du Jeu et de la Fable.

Ainsi depuis l’Ur-Eins, l’unité originaire, la plus haute signification s’est dégradée en sons, en gestes, en mots mais l’état dionysiaque permet la remontée aux sources. Le langage des mots trop spécifié, capable seulement de traduire la plus faible partie de la sensibilité, celle qui est susceptible de se traduire en représentations conscientes est abandonnée.

L’homme dionysiaque retourne à l’espèce, premier temps de la dépersonnalisation, il ne parle plus, il gesticule, il danse, il mime, il vocifère, c’est le satyre. Le langage gesticulatoire est déjà plus proche de l’expression des émotions. Ce qu’on ne peut dire avec des mots, on peut encore le mimer. Problème du mime silencieux qui dit plus en disant moins.

Ainsi dans la Naissance de la Tragédie, Nietzsche met tout le sens en Dionysos, tout le signifié. Pourtant, même à ce niveau où le leurre est le plus complet, où Nietzsche se trompe et trompe les autres le plus radicalement puisque c’est l’heure où il fait la théorie de sa pratique de dévotion à Wagner. Il pense l’opéra de Wagner, ce qu’il dénoncera plus tard comme la pire musique, comme la plus haute – le cri – comme ce qui déjà fait trembler sa théorie de la musique. Or même à ce moment quelque chose commence à craquer. Une faille s’introduit, une fissure que nous pouvons maintenant apercevoir. Un îlot de contradiction d’abord et une entreprise de sondage du langage qui en amènera la révision et le tournant décisif d’Humain trop humain.

La faille, c’est que Nietzsche après avoir interdit le passage des mots à la musique (la seule passerelle étant de la musique aux mots), c’est-à-dire ayant rendu impossible la remontée, le chemin ascendant, ayant hiérarchisé les symbolismes selon leur plus ou moins grande puissance d’expression, d’universalité et tracé la voie de la décadence : sons, gestes, mots, va se trouver aux prises concernant le geste, la mimique, avec une difficulté particulière, ou plutôt, il montrera ici une inconséquence de longue portée. Il introduit en effet une possible voie ascendante du geste au son, et puisque Nietzsche traçait la voie qui allait du sens au moins signifiant, c’était une faille d’envergure. Car si on peut aller du geste, registre de moindre sens au son, registre du plus haut sens, de la mimique à la musique, quelque chose se défaisait dans la belle architectonique et il est remarquable que cela se fasse autour du cri.

« Mais quand l’homme naturel arrive-t-il au symbolisme du son ? A quel moment le langage mimique devient-il insuffisant »? Quand le son devient-il musique ? Avant tout, dans les états aigus de plaisir ou de douleur (de la volonté) quand la volonté exulte ou est saisie d’angoisse mortelle, bref dans l’ivresse de l’émotion : dans le cri. Combien le cri est plus puissant et plus immédiat que le regard ! Mais même les émotions plus douces du vouloir ont leur symbolisme sonore; en général tout geste a un son qui lui est parallèle ; seule « l’ivresse de la sensation » arrive à lui donner une sonorité musicale.

Pour Nietzsche qui a longtemps pris soin d’interdire le passage du langage à la musique, le satyre gesticule et ne se contente pas du geste. Il ne s’agit pas d’une simple mimique, mais d’une mimique renforcée, d’une musique dansée.

La danse serait-ce le moyen de rendre le geste ivre ? Le geste à son paroxysme se ferait son, complètement ivre, il serait sonorité musicale, pure vibration musique, sens. Par le rythme, on tient le lieu même où s’origine la musique, le cri qui appartient au langage, s’efforce de dire.

La pensée de Nietzsche depuis ce temps où dans la Naissance de la Tragédie, tout le sens était déposé dans la musique dionysiaque, va constamment évoluer. Mais ce qui ne sera pas modifié, c’est le privilège accordé à Dionysos-« oreille ». Mais Nietzsche entendra la même musique différemment, et aussi, il entendra d’autres voix. Nietzsche découvrira que la musique est encore un masque, et entendra un autre murmure, une voix inarticulée, la voix de l’abîme. Nietzsche tout particulièrement sera sensible aux voix et au ton des voix (répugnance souvent notée pour les voix fortes qui lui font craindre pour son tympan). Horreur et extase viendront à Nietzsche, par l’audition. Ses hallucinations ne sont que très peu visuelles, surtout auditives.

Déjà de 1868-1869, on connaît un texte de Nietzsche peu remarqué, peu cité, et qui pourtant est très significatif. Ce texte fait partie d’une esquisse autobiographique, et il fut écrit, remarquent les éditeurs avec une grande émotion. Je l’ai trouvé cité par Richard Blunck[4] dans son livre sur l’enfance et la jeunesse de Nietzsche. Nietzsche y écrit mot pour mot : « Ce que je crains ce n’est pas l’effrayant personnage qui se tient derrière ma chaise, mais sa voix : et non pas les mots, mais le ton inarticulé, inhumain, à faire frémir, de ce personnage. Si encore il parlait comme un être humain !». Or il y aurait tout un travail à faire entre l’inarticulé et la révélation de l’Eternel Retour. Et maintenant l’autre versant : l’extase la plus juste expression du dionysisme nietzschéen, pour Zarathoustra, l’extase après l’horreur. Nietzsche écrit dans Ecce Homo : « Peut-être mon Zarathoustra ne relève-t-il que de la musique, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il présuppose une « régénération de l’ouïe »[5].

L’évolution de Nietzsche concernant les rapports de la musique et du langage s’amorce déjà dans le moment même de la Naissance de la Tragédie à propos de la mimique, à propos du geste. Nietzsche qui a rigoureusement interdit le chemin ascendant, qui remonterait des mots à la musique, mouvement contre- nature qui chercherait à faire sortir le père du fils, va cependant laisser entrevoir une possible remontée du geste au son.

C’est une faille dans l’édifice, puisque c’est défaire quelque chose de l’architectonique, en permettant de passer d’un niveau de moindre sens, le registre au symbolisme gestuel à un niveau de plus haut sens, le son. Je vous relis le texte de Nietzsche sur ce point[6] . Nous comprenons quelle est l’importance de la mimique et de la musique pour l’œuvre d’art dionysiaque. Dans le dithyrambe printanier des origines, l’homme cherche à s’exprimer non comme individu mais comme membre de son espèce. Il y a entre le son et l’image, l’oreille et l’œil, le même rapport d’antagonisme et de fusion, qu’entre Dionysos et Apollon, même dissymétrie, et c’est là toute l’ambiguïté, quand la musique est présente, elle envahit tout et fait baisser la vue, tout disparaît, et tout doit disparaître pour lui laisser toute la place.

Wagner est en somme inquiet pour sa musique de voir Nietzsche donner tant d’importance au drame, aussi donne-t-il au jeune professeur cet étrange conseil : « Brille ab »! retirez vos lunettes, n’écoutez que l’orchestre ! Mais le plus extraordinaire est pour nous d’apprendre que lorsque Nietzsche écrit finalement ces pages sur Tristan dans la Naissance de la Tragédie, où il dit que ce qui nous sauve du péril de mort où la musique seule nous plongerait, c’est le drame qui se déroule sur la scène, héros et paroles, il n’a en fait pas encore assisté à un opéra de Wagner et en tout cas pas à Tristan.

On comprend la complexité et l’ambiguïté. La musique dérobe-t-elle tout à la vue, ou bien suscite-t-elle des visions ? Dionysos élimine-t-il Apollon ou en a-t-il besoin pour apparaître ? De Dionysos sort à la fois Apollon qui le supprime mais qui parle son langage. A la fin, la musique fait-elle apparaître ou disparaître ? Le dionysisme est-il œuvre de mort ou force de vie ? Les deux. Le phénomène dionysiaque, c’est le jeu même de ces apparitions et disparitions, il est ce qui détruit et ce qui construit, qui fait mourir et qui fait vivre. « Nous commençons à comprendre que dans la tragédie nous aspirons à la fois à voir et à dépasser le visible »[7].

On comprend alors comment Nietzsche peut parler de rédemption de la musique par le drame qui se déroule sur la scène alors même qu’il ne l’a jamais vu et que Wagner se préoccupe que Nietzsche enlève ses lunettes pour n’écouter que la musique, car il faut à la fois que la musique donne des visions et les supprime.

Il faut comprendre non seulement ce que crée l’état dionysiaque : l’extase cosmique, lorsqu’elle atteint son plus haut moment, mais aussi ce qui crée l’état dionysiaque, c’est-à-dire les procédés, les moyens qui permettront de se mettre en cet état, et c’est là le rôle médiateur de l’art, le recours à Apollon.

La gesticulation, la danse, la poésie même vont mettre en condition d’ivresse dionysienne de musique, mais n’est-ce pas alors poser l’art comme créateur de sens. Par le moyen du rythme, un sens va pouvoir être créé qui n’était pas donné préalablement. Une brèche s’installe dans le bloc monolithique du signifié musical, le rythme peut devenir créateur de sens.

En effet comment comprendre que le Zarathoustra soit un poème et non une symphonie ? Si en parlant de son livre la Naissance de la Tragédie Nietzsche exprime des réserves sur son style, il n’a pas osé une langue assez personnelle, elle aurait dû chanter cette âme. ce disciple de Dionysos. A propos du Zarathoustra, aucun regret de ce genre. Au contraire, « peut-être ne relève-t-il que de la musique » mais les chants de Zarathoustra comme ceux du prince Vogelfrei sont des poèmes.

En parlant du Zarathoustra, Nietzsche dira : « Cette œuvre est complètement à part, ma conception du « dionysiaque » s’est faite ici action d’éclat[8]. La langue ici retrouve le grand naturel de l’image, le langage du dithyrambe. Et quand Dionysos s’exprimera, il parlera lui aussi en dithyrambes. Les moyens d’art ne manqueront pas, mais il est remarquable que non seulement le Zarathoustra soit un poème, mais aussi que Nietzsche fait de Zarathoustra un danseur, et non un musicien. Chant-rire-danse, telle est la trinité dionysiaque et elle s’apparente beaucoup plus à l’âme populaire que la musique absolue.

Monique Broc-Lapeyre
Maître de conférences honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France Grenoble

monique.broc@wanadoo.fr

 

[1] Le livre du philosophe, p. 113.

[2] La Naissance de la Tragédie, p. 253.

[3] Ibid. p. 75.

[4] Éd. Buchet-Chastel

[5] Ecce Homo, p.146-147.

[6] La Naissance de la Tragédie, p. 237.

[7] La Naissance de la Tragédie, p. 160.

[8] Ecce Homo, p.154.

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