Que ma volonté soit défaite

Le titre donné à cette conférence : « Que ma volonté soit défaite », peut doublement irriter : de prêter voix à Simone Weil en s’instituant son porte-parole par une identification abusive ; d’y donner à entendre une sorte de contrepoint parodique au genèthé tô to thélèma sou du Pater qu’elle a traduit : « soit accomplie ta volonté » (AD, 214)[1]. Mais cette phrase s’est imposée comme l’expression irrépressible et pathétique de la mystique weilienne, à laquelle ouvre sa métaphysique de la volonté. Il s’agit de penser et de vivre ce qu’elle appellera « cette association de notre désir à la volonté toute-puissante de Dieu » (Ibid., 215). Simone Weil a la passion de la volonté de Dieu. C’est une passion d’obéissance. Elle s’avouera dans un de ces paradoxes impensables qu’elle a su formuler pour les situations-limites : « S’il était concevable qu’on se damne en obéissant à Dieu et qu’on se sauve en lui désobéissant, je choisirais quand même l’obéissance » (ibid., 52). Il est vrai que la langue française fait curieusement consonner, dans cette phrase, le salut et la fuite, quand l’obéissance absolue exigerait plutôt de devoir tenir sans aucune échappatoire possible. Le temps est cette durée pendant laquelle il faudra faire la volonté de Dieu. Mais la volonté de Dieu s’accomplit de toutes façons. Et le malheur est que Dieu, absent du monde, ne demande absolument rien. Sa volonté ne se signifie pas autrement que par l’ordre des choses, et nous ne pouvons la connaître qu’après coup. « Nous ne sommes vraiment infailliblement certains de la volonté de Dieu que pour le passé » (ibid., 24). Que faire alors, en attendant, de ce bien  unique, qui est ma seule propriété : ma volonté ? En user pour l’user : qu’il faut comprendre de l’usage à l’usure. De cette volonté qui est mienne, il faut à tout prix me défaire. En m’efforçant de l’exercer avec application à des tâches impossibles, elle sera finalement défaite. « Seulement, l’homme n’a le droit de détruire que ce qui lui appartient ; c’est-à-dire non pas même son corps, mais exclusivement sa volonté » (CS, 169).

TRANSCENDANCE DE LA VOLONTE : JE N’EXISTE QUE POUR L’AVOIR VOULU

Dans une certaine mesure, la volonté est, en ce monde, mon seul point d’appui, le levier à partir duquel tout soulever, le centre de toute décision, le moteur de tout mouvement, donc de toute action. C’est l’unique moyen dont je dispose pour agir et répondre de moi. Entre le moi et la volonté, il y a une identité d’essence.

Mais la volonté est constitutive de l’homme à un point incomparable, car, enfin, il n’existe que pour l’avoir voulu. Il y a une antériorité de la volonté d’exister au fait de naître. Cet acte décisoire inscrit, dès l’origine, l’émergence de l’être humain comme une affirmation indue, prélevée par une cupidité essentielle sur l’immensité oblative d’un laisser-faire divin. C’est le défaut de Dieu qui met la créature en danger, du moins en situation, d’être créée. Dieu fait crédit à l’homme d’un pouvoir dont il ne pourrait pas user. Mais il se fait consentant d’avance à l’initiative qui serait prise de se préférer à lui. L’homme ne peut être là que par son inspiration diabolique, c’est-à-dire, au sens étymologique, de séparation, de division.

Tout se passe comme si cette prodigieuse histoire de l’amour de Dieu pour l’homme, ne pouvait se faire sans consentement réciproque. Peut-être faut-il même concevoir qu’avant d’être créés nous aurions consenti à l’inexistence par le choix de l’union à Dieu ! Toujours est-il que, par nature, décision ou amour, Dieu a permis que l’homme puisse se faire créer ou non : « Dieu nous a demandé : Voulez-vous être créés? et nous avons répondu oui » (CS, 168). La volonté de Dieu veut que soit engagée la responsabilité de l’homme avant même sa réalité terrestre.

C’est une terrible hypothèse sur le destin humain que cette volontaire sortie hors de la présence divine. D’une certaine manière, l’homme est une abstraction. Sa personne même est constituée du retrait de Dieu, c’est-à-dire du vide qu’il laissait subsister. La place que l’homme occupe dans le monde est celle que sa propre avidité à être lui a fait s’octroyer sur l’incompréhensible renoncement divin à être tout. Ce qui définit une nature divine non totalisante, non totalitaire, et oblige à penser Dieu comme personnel et impersonnel à la fois. Avant toute chose, Dieu peut abdiquer une part de sa puissance. Son essence comprend une possible absence à soi, ce qui suppose que la volonté de Dieu peut s’autolimiter, et se faire décisoirement soumise à un ordre des choses, à une nécessité à laquelle elle-même ne puisse plus rien changer. C’est la seule manière, pour l’homme, de conjoindre un Dieu d’amour avec le mal, que de le penser en pâtissant aussi. Pour Simone Weil, la création du monde est passion de Dieu.

Mais quelle issue pour l’homme, désormais, quand il s’est mis dans le mauvais cas d’exister en ce monde de malheur, quand tout semble joué pour lui et que Dieu lui-même n’y peut plus rien ? Installé là, dans le défaut même de Dieu, il ne lui reste plus qu’à défaire ce que Dieu, justement, n’avait pas voulu faire.

Toute la technique mystique d’anéantissement de la volonté consistera à retourner l’homme aux conditions du choix originel, à le reconduire à une situation de complète régression où ayant consumé toute énergie, il est à l’agonie, en état de pure subsistance : « A ce moment où l’énergie volontaire est épuisée, où l’énergie végétative est à nu, l’âme choisit entre l’enfer et le paradis. Et elle ne sait pas qu’elle choisit. Peut-être recommence-t-elle un choix dès la constitution du monde » (CS, 171). Parvenu ainsi à la dernière extrémité, l’homme disposerait à nouveau de sa destinée, et pourrait décider de continuer à vivre, c’est-à-dire à l’enfer, ou y renoncer à tout jamais, le paradis. Mais tous les hommes ne meurent pas en agonisant lucides. Que deviennent-ils alors ?

Cette conception d’une volonté transcendante à l’existence laisse lire en filigrane une possible croyance en une forme de métempsychose. On peut en entendre quelque chose quand elle écrit que « ceux qui meurent sans avoir jamais épuisé l’énergie volontaire meurent sans avoir fait ce choix, quelle que soit au reste la vie qu’ils ont menée, vertueuse ou criminelle. Quel est leur sort une fois morts, c’est un mystère » (CS, 179).

VOLONTE DE DIEU ET VOLONTE HUMAINE

Dans une lettre au Père Perrin, Simone Weil dit s’être interrogée sur la volonté de Dieu et la manière de s’y conformer complètement. C’est alors qu’elle distingue trois domaines.

Le premier est celui où tout ce qui se produit en fait est la volonté de Dieu, sans aucune exception, et nous pouvons y reconnaître ce qui ne dépend pas de nous, ce qui est hors de notre portée, y compris le mal sous toutes ses formes, et, parmi elles, les souffrances infligées aux hommes et, qui plus est, les fautes que j’ai moi-même pu commettre dans la mesure où ces péchés sont passés. C’est le domaine dans lequel je ne peux vraiment rien, qui définit par là-même, à coup sûr, la volonté de Dieu comme la réalité qui résiste absolument. Ici, tout est à aimer, et il n’y a rien à faire.

Le deuxième domaine est, au contraire, l’empire de la volonté, c’est-à-dire toutes les choses proches auxquelles je peux mettre la main en somme. C’est tout ce que je peux combiner, agencer et, du nombre, il y aura tout ce que je dois faire, arbitrairement ou par inclination. C’est par excellence le domaine du fini, où des moyens sont mis en œuvre pour des fins déterminées. Il s’agit là de savoir très précisément ce qu’on veut et de l’exécuter sans délai. La perversion majeure est ici d’hésiter sur les fins poursuivies. Elles peuvent être arbitraires, mais elles ne sauraient être indéterminées. En ces matières, le danger du péché mortel vient de l’illimité. Tout est à faire.

Reste la région mixte où sont situées les choses qui, sans dépendre de nous, n’en sont pas complètement indépendantes. C’est le domaine le plus délicat, car il ne faut agir que « sous inspiration ». Là, les fins ne sont pas précisées et l’objectif n’est pas connu. Il faut attendre que Dieu suggère. On ne doit se décider que sous contrainte divine, par une poussée irrésistible. Et, là, comment savoir ? Les choses sont à l’œil humain radicalement indiscernables. Il y faut un discernement surnaturel qui n’est pas de ce monde.

En résumé, là où ne pouvons rien, tout est bon, d’être voulu par Dieu et, pour cette seule raison, digne d’être aimé. Là où nous pouvons, tout est indifférent. Alors nous devons nous appliquer à donner sans délai des fins à notre volonté pour très évidemment y mettre fin. Reste ce domaine d’un partage impossible des territoires divin et humain, où notre volonté ne peut plus que se mettre en attente d’une détermination qui ne serait pas rigoureusement pas sienne. C’est là l’espace et le temps d’une passation possible des volontés, de la transformation sacramentelle de l’humain en divin. Notre marge de liberté doit tout entière se consumer sur place. C’est ici le domaine réservé à la dimension surnaturelle.

Mais examinons plus précisément le volonté humaine et son empire. Pour Simone Weil, la volonté est l’une de ces trois facultés naturelles, qui sont à la disposition de l’homme et qui, avec l’intelligence et la sensibilité, le constituent comme voulant, connaissant et aimant. Elle est quelque chose analogue à l’effort musculaire et, en réalité, elle n’a de prise que sur quelques mouvements de quelques muscles associés à la représentation des objets proches (C. II, 97). Elle se situe au niveau de l’accomplissement d’actions limitées, « des choses naturelles, proches, facilement représentables au moyen de l’intelligence et de l’imagination parmi lesquelles nous pouvons choisir, disposer, combiner du dehors des moyens en vue de fins déterminées et fixes » (AD, 49) . Il ne faudrait pas pour autant méconnaître que, par le seul moyen de la volonté, l’homme peut se rendre détenteur d’un très grand pouvoir. Napoléon en est la preuve. Mais si la volonté peut nous valoir la possession du monde, elle ne saurait, de tous ses efforts déployés, nous assurer d’approcher le moins du monde du Bien. Cette situation très paradoxale d’avoir, en morale, un instrument parfaitement efficace et qui, cependant, ne vaut rigoureusement rien, fait la spécificité de la conception de Simone Weil.

En effet, rien de ce que peut nous obtenir la volonté n’a de valeur, et elle est en elle-même sans valeur : « Tout ce que nous nous procurons par notre volonté et nos efforts, et tout ce que les circonstances extérieures accordent ou refusent au gré du sort, est absolument sans valeur. Cela peut être mauvais ou indifférent mais jamais bon » (CS, 93-94). Ce que nous méritons, en somme, n’a pas plus de valeur que ce que le hasard le plus arbitraire nous octroie. La morale est définitivement et complètement placée en dehors du Bien. Les efforts les plus méritoires ne nous en approcheront pas d’un millimètre. Et pourtant, la morale est notre seul champ d’action à parcourir, notre unique terrain de manœuvres. Alors la volonté, qui est ce qui meut, ce qui met en mouvement et déclenche l’activité, ce qui fait marcher, avancer, peut être en même temps, si on la considère du point de vue du Bien supramoral, un montage mécanique purement dérisoire : « Le vouloir humain est aussi une chose inerte » (CS, 33). L’exercice de la volonté entraîne inévitablement l’illusion d’une certaine marge de libre décision. En réalité, « la volonté humaine, quoiqu’un certain sentiment de choix y soit irrémédiablement attaché, est simplement un phénomène parmi tous ceux qui sont soumis à la nécessité » (IPC, 145).

La volonté n’opère dans l’âme aucun bien, et même à s’efforcer vers le bien, elle nous installe seulement dans le mensonge. Dans l’ordre du salut, elle ne peut être qu’une condition très inférieure, très subordonnée, purement négative. C’est décidément dit : « Il n’est de bon usage de la volonté que négatif » (C II, 396).

Mais de savoir tous ces efforts inutiles ne nous place pas moins dans la stricte obligation de les faire. Simone Weil réitérera sans fin ce désaveu de toute efficacité reconnue à la volonté pour mieux affirmer la paradoxale nécessité d’en user. La volonté apparaît comme « logée dans la partie naturelle de l’âme, celle qui est prête à tous les efforts,  toutes les fatigues, les souffrances imaginables pourvu … qu’elle ne meure pas » (CS, 194). Or, il n’est possible d’accéder au monde surnaturel qu’à condition de (se) tuer cette âme-là. Non seulement la volonté ne sert à rien pour le Bien, mais il ne peut être question d’entrer avec elle dans le royaume divin ; il nous faut à tout prix nous en débarrasser. A la volonté naturelle, la pensée surnaturelle de notre âme devra opposer son autre volonté et, de ce conflit des volontés de nos âmes, le corps sera l’enjeu. Il nous faut à toute force consommer la volonté naturelle, dépenser notre capital d’énergie vitale pour faire de ce corps le témoin de cette autre volonté, surnaturelle. Ce corps, il le lui faut vivant, traqué, exténué, mais vivant.

La volonté naturelle est la seule clé dont nous disposons, sachant très bien qu’elle ne peut ouvrir aucune serrure. Mais c’est elle qu’on doit absolument utiliser pour cogner désespérément sur la porte, dans l’attente surnaturelle que quelqu’un, de l’autre côté, ouvrira. Cette attitude est un défi, une provocation à lasser la patience infinie de Dieu.

Cet usage de la volonté n’est qu’exercice spirituel d’humiliation. La seule manière d’agir ressemble aux vains efforts d’une fourmi qui, obstinément, « grimpe sur un plan vertical et lisse, fait quelques centimètres et tombe, grimpe encore et tombe. Un enfant qui l’observe s’amusera de ce spectacle dix minutes, puis ne pourra plus le supporter; il met la fourmi sur un brin de paille et la soulève au-dessus du plan vertical » (CS, 46). Mais que cette analogie ne nous trompe pas ! Il s’agit moins de savoir par quel mode Dieu intervient que d’en retenir quel travail de fourmi est réservé à la volonté. Nos efforts les plus organisés, les plus efficaces n’ont pas plus d’effet qu’implorer, crier, prier. Dieu et l’homme ne sont pas du tout sur le même plan. Tous les moyens déployés ne sont que pitoyable entêtement. Mais cet entêtement peut devenir précisément une technique de dressage spirituel, qui prend l’exacte contrepartie de la pensée de Pascal. Comme si, à faire délibérément la bête, la volonté usait toute sa charge mauvaise jusqu’à total épuisement des forces animales. Laissés pour mort, incapables du moindre mouvement, si quelque chose se produit encore, nous serons juste assez vivants pour être sûrs que nous n’y sommes vraiment pour rien, et que Dieu, alors, a été forcé d’intervenir. Etre prodigue est la seule manière de nous bien conduire à l’égard du Père. Cette vie qu’il nous a donnée, il nous faut, la lui ayant volée, la dissiper au plus vite. La seule façon de sacrifier à Dieu, de lui donner, c’est de détruire.

Et, pour user la volonté jusqu’à la corde, il faudra la faire travailler à vide. Aussi faut-il « renoncer à tout ce que j’appelle moi. Sans aucune exception. Savoir que dans ce que j’appelle moi, il n’y a rien, aucun élément psychologique que les circonstances ne puissent faire disparaître. Accepter cela. Etre heureux qu’il en soit ainsi. Les paroles « que ta volonté soit accomplie », si on les prononce de toute son âme, implique cette acceptation » (AD, 220). La véritable purification du mal qui est en nous est l’acceptation de la mort. Il n’y a pas de limite à la déréliction, pas de repos, pas de recours. Au-delà de  la confiance, s’impose comme état d’âme la peur d’être soumis à l’épreuve finale de l’extermination radicale. Car l’horreur suprême d’être totalement abandonné de Dieu, c’est-à-dire l’effacement de la partie surnaturelle de l’âme, de toute présence de Dieu est aussi à envisager.

Cette méthode sans espoir d’absurde mécanique privée de toute finalité, est le seul moyen dont nous disposons. Il n’y a rien d’autre à faire, et il faut le faire. La volonté est la réserve d’énergie vitale dont nous sommes crédités, et ce capital énergétique est à dépenser au plus tôt et au plus vite, en somme. Il est à gaspiller même, surtout à ne pas épargner. Nous sommes aux prises avec cette vérité que le roi  Midas a contraint Silène, le compagnon de Dionysos, à lui avouer. Le malheur de l’homme est d’être né ; maintenant que ce malheur a eu lieu, la seule chose qu’on puisse désormais lui souhaiter, c’est de mourir au plus vite. Simone Weil n’est pas éloignée de ce pessimisme schopenhauerien. Mais ce malheur humain, comment Dieu le souffre-t-il ?

A BRAS LE CORPS. DE LA METAPHYSIQUE DE LA VOLONTE A LA PSYCHOLOGIE.

A plusieurs reprises, Simone Weil renvoie à ce qu’on pourrait appeler une « crise des 14 ans » où s’est produit le choc d’une illumination négative : la révélation qu’elle serait définitivement exclue de la voie glorieuse d’accession à la vérité par le génie. Alors s’impose à elle cette idée écrasante, impossible à supporter, d’être par nature, c’est-à-dire par son destin de femme (seul le frère est génial), hors d’état de pénétrer jamais dans le royaume de la lumière et de la vérité. Et cela seul fait que la vie mérite d’être vécue.

Alors, pour pouvoir quand même vivre et avancer, son corps lui servira de « bâton d’aveugle ». D’abord il s’inventera une migraine à ne plus pouvoir y penser, et il produira une spiritualité capable de le faire marcher quand même dans le noir. Toute son intelligence s’emploiera à mettre le corps dans des situations intenables, où chaque minute fait encourir un risque mortel, pour que soit stimulé à l’extrême le vouloir-vivre.

La mort n’effrayait pas Simone Weil. Elle la savait un moyen à sa disposition, à tel point d’ailleurs qu’elle devait mettre en place un puissant verrou pour que, de façon très exceptionnelle, puisse être différée de quelques mois l’exécution de la décision. L’action sera, chez elle, une passion de la passion.

Il semble que la psychologie de Simone Weil puisse être totalement centrée autour de la volonté ; que nous parlions de la conception qu’elle se fait du fonctionnement mental de l’homme ou de ce que nous pouvons connaître de son propre comportement.

Les anecdotes complaisamment rapportées par ses biographes, mettent en évidence une force de caractère fort peu commune. Quand sa mère écrit : « elle est indomptable, d’un entêtement que je ne saurais vous décrire et dont ni son père ni moi n’arrivons à avoir raison » (SP, I, 31) Simone Weil a six ans. Et ce n’est pas un accident d’humeur puisque, six mois plus tard, il sera répété qu’ « elle devient très volontaire et très entêtée » (Ibid., 32).

Il est vrai qu’elle saura faire plier le monde entier dès qu’elle voudra quelque chose. D’ailleurs, n’a-t-elle pas voulu et obtenu les choses les plus inattendues?

Un paysan rencontré doit absolument lui céder sa charrue, qu’elle s’obstine à conduire elle- même et renverse aussitôt (Ibid., II, 74). Elle obtient, une fois, l’autorisation, tout à fait inhabituelle pour une femme, grâce à Urbain Thévenon, un ami instituteur, de visiter une mine : « Elle revêtit donc une combinaison de mineur et, coiffée du casque, elle descendit. On lui permit de prendre en mains un marteau piqueur et une perforatrice à air comprimé (cet instrument qu’on appuie sur la poitrine et qui ébranle le corps). D’après Thévenon, si on ne l’avait pas arrêtée, elle serait restée à manier cet instrument jusqu’au moment où elle se serait effondrée. Elle demanda si le patron consentirait à l’embaucher, on lui fit comprendre que c’était impossible » (Ibid., I, 258).

Elle obtiendra de porter le fusil au cours de missions périlleuses, en 1936, en Espagne, alors qu’ « on avait remarqué sa maladresse (ses camarades, à l’exercice, évitaient de passer dans les lignes de son fusil). Sa myopie, surtout, constituait, selon les chefs, un défaut éliminatoire. Mais elle proteste, se fâche, insiste tellement qu’on finit par l’emmener. L’un de ses camarades disait devant cette obstination : « Seigneur, délivrez-nous des souris ! » (Ibid., II, 99).

On dirait qu’elle éprouve un besoin irrépressible de saisir à bras le corps les choses les plus épineuses. Son ami Michel Letellier pourrait l’illustrer au sens propre, quand il raconte comment Simone Weil voulut à tout prix enlever, avec les bras nus, un gros tas de chardons laissé sur le champ.  Il essaie de l’en dissuader, expliquant que les faucheurs viendraient bientôt l’enlever. Mais elle lui rétorque : « Pourquoi eux et pas moi ? » (Ibid., I, 111). Bien entendu, c’était réclamer une part peu enviable, mais pourquoi cela sonne-t-il aussi comme une protestation orgueilleuse et pathétique ?

Quand elle plaide sa cause auprès d’Auguste Detoeuf, le chef d’entreprise qui lui permettra sa première embauche en usine, elle lui confie : « J’ai toujours eu (…) un vif penchant pour le travail manuel (quoique je ne sois pas douée à cet égard, c’est vrai) et notamment pour les tâches les plus pénibles » (Ibid., II, 89).

Aller à l’usine, faire les vendanges participeront de la même exigence. Ces activités sont sans conteste surdéterminées. Mais ce qui surprend, en toutes ces occasions, c’est l’intensité de l’urgence  vitale qui la presse. On comprend, par exemple, que son expérience ouvrière, ait pu avoir pour elle une grande importance, mais, un jour, une amie, Simone Pétrement elle-même, vient la chercher à la sortie de l’usine pour passer la soirée avec elle. Elle racontera : « Quand nous nous sommes quittées, elle me dit que si elle ne tenait pas le coup, elle était résolue à se tuer ». Simone Pétrement n’a pas du tout l’impression d’une parole en l’air, puisqu’ayant protesté comme elle le pouvait, elle ajoute : « mais je savais que personne pas même ses parents, ne pourrait l’empêcher de faire une folie, si elle décidait de le faire. A vrai dire, je pensais qu’elle tiendrait le coup, ne me rendant pas compte encore de toutes les difficultés qu’elle rencontrait. Mais on pouvait tout craindre au cas où elle eût échoué » (Ibid., II, 26).

Que ses décisions aient été sans appel, une lettre à Marcel Martinet, de juillet 1954, en donne une idée. A mots couverts, elle lui parle de la possibilité prochaine de travailler en usine, elle le fait en ces termes : « J’ai des projets qui me laisseront peu de loisirs et auxquels aucune considération ne pourrait me faire renoncer » (Ibid., I, 412).

Au cours d’une des très exceptionnelles analyses de son comportement, elle reconnaîtra elle-même l’efficacité irréversible de ses déterminations. « Une résolution ferme a, chez moi, pour effet d’écarter la chose résolue de toute espèce de délibération » (Ibid.). Une décision prise ne se discute plus. Le passage à l’acte ne fait aucune difficulté. Rien ni personne n’aurait pu la faire changer d’idée. « Pas même ses parents », ajoutait Simone Pétrement. Rappelons que, loin de la détourner d’accomplir ce qu’elle avait décidé, ceux-ci l’ont accompagnée discrètement dans presque tous ses déplacements, se tenant à distance, prêts à intervenir comme de très émouvantes ombres tutélaires.

Une anecdote, apparemment insignifiante, permettra pourtant d’apprécier, de façon exemplaire, comment Simone Weil use de la volonté. C’est le compte rendu (publié en juin 1954 dans Liens, la revue du Club français du Livre) d’une compétition de course à pied, en 1930, à laquelle Simone Weil participait, lorsqu’élève à l’Ecole Normale Supérieure et agrégative, elle faisait partie d’une association sportive, porte d’Orléans. « N’étant pas rapide, n’étant pas adroite, elle fait la course de fond (…) et elle participe aux compétitions. Dès le départ elle perd du terrain. Au bout de deux tours de piste, elle a presque un tour de retard. Les lazzi jaillissent et l’accompagnent. Les autres concurrentes arrivent. Elle est loin, loin derrière, elle continue. Le public se tait. Elle continue toujours. Elle trébuche, on devine que la fatigue brouille sa vue. Elle ne lâche pas. Le bon populo commence à l’interpeller amicalement et l’encourage. Ce n’est qu’après avoir franchi largement la ligne d’arrivée qu’elle s’arrête, les jambes tremblantes et le souffle coupé, tandis que les spectateurs lui hurlent leur sympathie et leur admiration » (Ibid., I. 165). C’est très précisément une situation type de celles dans lesquelles elle se met constamment, c’est-à-dire une situation-limite où la volonté ne sert à rien d’autre qu’à se mettre elle-même à l’épreuve, alors même que toute finalité a disparu.

Simone Weil semble aux prises avec une contradiction vécue de façon poignante au plus profond d’elle-même, entre une constitution organique et nerveuse, qui transforme la moindre activité en effort considérable, et le sentiment d’une impérieuse obligation qui lui fait rechercher des conditions de vie exceptionnellement éprouvantes. Elle ajoute ainsi à la préparation intense des concours les exploits sportifs que l’on sait, comme elle doublera son emploi du temps de jeune enseignante d’activités militantes épuisantes.

Il lui faut se placer devant un effort énorme à entreprendre, alors même qu’il est décuplé de devoir être arraché de haute lutte à un corps rebelle, malade, qui oblige à surmonter, en toute occasion, une angoisse pire que la mort, celle d’une irrémédiable déchéance. Au début de l’année 1936, amenée à se justifier, elle confiera dans une lettre : « Ma situation, la voici. Je suis au-dessous de n’importe quelle tâche, quelle qu’elle soit, et cela dans tous les domaines. Je ne peux faire aucun travail sans forcer, avec, au coeur, l’angoisse du nageur qui se demande s’il aura la force d’atteindre la rive. Et encore, même en tendant toute  mon énergie, ne puis-je rien faire comme il faut. Tout cela à un degré qui s’élève, dans l’ensemble, à mesure que le temps s’écoule ; du moins j’en ai l’impression » (Ibid., I, 81). Le mal ressenti comme son drame à elle (puisque, ajoute-t-elle aussitôt, chaque être humain a son drame) comme l’intolérable est la disproportion entre l’immensité des tâches à accomplir et ses facultés de travail. La mort est la seule solution qu’elle envisage lorsque la disproportion deviendra trop grande. C’est donc, en ce moment de sincérité absolue, rendre compte de l’intensité de la force qui la pousse à agir. En attendant cette dernière extrémité, la seule issue, écrit-elle, est « de forcer encore et toujours aussi longtemps que ça me sera possible » (Ibid.,). Ne plus pouvoir agir, c’est pour elle être exclue de la vie, c’est-à-dire être condamnée à mort.

Il est patent que, pour Simone Weil, la plénitude de la vie, il conviendrait mieux de dire la  « réalité » de la vie, est dans l’action. Il lui arrivera de le préciser, dans une lettre à une ancienne élève, où elle fait, avec celui d’André Gide, le procès de la sensation,  qui a l’art de faire de nous des dupes et des parasites. Voici son credo spontané : «  La réalité de la vie, ce n’est pas la sensation, c’est l’activité, j’entends l’activité et dans la pensée et dans l’action » (Ibid., II, 36).

Alors, la détresse physiologique particulière de Simone Weil a un rôle très précis dans sa conception du monde. L’abrutissement complet auquel peut réduire l’état d’extrême fatigue, empêchant même de totalement penser, a cependant une fonction essentielle, celle de donner l’inestimable certitude d’être aux prises avec la réalité. Quand elle est dans cet état, à l’usine par exemple, elle dit : « J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstractions et de me trouver parmi des hommes réels, bons ou mauvais, mais d’une bonté et d’une méchanceté véritable » (Ibid., II, 35).

Simone Weil élabore ainsi une conception de la vie qui la contraint très précisément à faire ce qu’elle ne peut accomplir sans être à bout de forces. Tout se passe comme si la condition d’un état d’apaisement mental, de joie morale, était d’envoyer le corps souffrir sur le front de la réalité. La seule manière de vivre vraiment, sans tricher, est de se mettre en situation d’impossible évasion, et, à cet égard, le malheur est la seule réalité dont on ne puisse s’échapper.

Dans la grande lettre à Joe Bousquet, elle osera tout de suite lui parler de ce privilège qui est le sien : « pour vous, l’état actuel du monde est une réalité » (PSO, 73). N’est-ce pas parce que le malheur auquel il est rivé ne lui lâche plus le corps ? Simone Weil, de son côté parle de son état de détresse physiologique, qui persiste même dans le sommeil et qu’elle situe « autour du point central du système nerveux, du point de jonction de l’âme et du corps » (Ibid., 79). Cette situation rend tout effort intellectuel parfaitement vain, obligeant à une confiance purement aveugle à ce qui pourrait être une volonté de foi, si ce n’était aussi une foi définitive mise en la volonté pure de faire comme si aucun effort n’était jamais perdu.

L’horreur de la souffrance interdit tout à fait de la fréquenter en pensée. Elle est inhabitable, mais il faut contraindre le corps à la supporter  « Il y a dans votre livre », écrit-elle à Joe Bousquet, « une phrase où je me suis reconnue, sur l’erreur où sont vos amis quand ils croient que vous existez. C’est là une disposition de la sensibilité intelligible seulement à ceux pour qui l’existence elle-même est directement et continuellement sentie comme mal » (Ibid., 82). Un tel état  rend très facile de se nier soi-même. C’est cela le privilège incomparable : être vivant sans aucunement vouloir exister personnellement. La réalité est en somme incompatible avec mon existence personnelle. Le pays que Simone Weil dit « le pays pur, le pays respirable, le pays du réel » (Ibid., 83) n’est accessible qu’à ceux qui se perdent eux-mêmes et cela ne peut être obtenu que par violence. C’est le réel ou moi. Ce qui est réel est là où je ne suis pas. La réalité est ce qui me force à vivre sans avoir le moindre désir d’exister. Alors, je puis être assuré de vivre uniquement parce que Dieu le veut. Il ne s’agit pas moins que d’une opération de transsubstantiation. Se vider de soi pour que subsiste seule la volonté de Dieu.

Dans un incroyable examen de conscience, Simone Weil énumère ses pires tentations et il en est une qu’elle avoue être sa faiblesse majeure, la seule qu’elle ait toujours été incapable de surmonter. Simone Pétrement n’en revient pas. C’est la dernière chose, en effet à laquelle on pourrait s’attendre. C’est la tentation de la paresse. Comment la comprendre ? Ce ne peut être se livrer au pur plaisir d’exister, de laisser passer le temps sans rien faire, puisque, pour elle, se laisser aller à exister est douloureux. C’est souffrir qu’exister, et la lâcheté consiste à fuir. Alors, succomber à la paresse, c’est ne pas supporter ce qui constitue la vie réelle : le temps. Elle dira de mystérieuse façon : « Chez moi, la paresse signifie, en premier lieu, une panique devant la pensée du temps ; telle obligation à tel moment : insupportable (quel soulagement, le travail en usine) » (S.P., II, 12). Ce qui est insupportable, ce sont les trous du temps. Comme pour les trous de la nécessité (E., 14), la volonté doit intervenir pour empêcher de fuir, la volonté doit vouloir le temps, et vouloir tout le temps.

Si le travail en usine est cette situation d’extrême asservissement, comment comprendre qu’il soit dit soulagement, sinon parce qu’il rend toute échappatoire impossible ? L’usine contraint à une ponctualité à laquelle on ne peut pas se soustraire. A chaque instant, le temps inscrit sa réalité dans le corps. Le corps est là pour absorber entièrement la pensée sur tous les instants du temps. Il n’est pas possible de fuir le temps, de déserter, de s’abandonner, de se laisser aller, en somme. La vraie vie exige ponctualité et constance, de supporter que nous ne puissions échapper au temps, et qu’il nous échappe sans cesse. C’est dans son rapport au temps que Simone Weil se met au défi de faire ses preuves. On a retrouvé un texte où elle s’adresse à elle-même des injonctions significatives : « Il faut vivre au moins un long temps ponctuellement, pour te prouver que tu en es capable, car, sans cela, ça veut dire que tu n’es pas fichue d’être au monde » (S.P., II, 13). La seule solution est de se mettre en situation de contrainte absolue, d’être dans l’impossibilité de reculer, de s’évader. Exister purement et simplement, supporter le temps est infernal. A cet égard, les situations héroïques, dans la mesure où elles placent dans des situations d’urgence impossibles à récuser, peuvent être psychiquement plus faciles à supporter. C’est ce que Simone Weil se tuera à expliquer au temps de son exil américain ou de son inaction en Angleterre : « La peine et le péril sont indispensables à cause de ma conformation mentale. Je vous supplie de me procurer la quantité de souffrance et de danger utiles qui me préservera d’être stérilement consumée par le chagrin » (E. L., 199) ; « Par la carence physique de ma nature, il n’y a pas de degré intermédiaire possible pour moi entre le sacrifice total ou la lâcheté » (Ibid., 208).

La volonté de Simone Weil est au supplice quand elle doit supporter le temps mort. Il lui faut, de toute son énergie, arriver à la limite. Et si l’effort physique est préféré au travail intellectuel, c’est uniquement parce qu’on en peut reculer les limites : « La limite de la fatigue est plus éloignée, je crois, pour le travail physique que pour la pensée créatrice. On peut serrer les dents et se faire avancer » (Ibid., 213).

La volonté prend le pas sur la sensibilité et l’intelligence pour conduire le corps à l’état-limite. Simone Weil a l’irrépressible certitude que Dieu ne sera rencontré dans sa vérité que lorsqu’elle sera elle-même, « physiquement, dans le malheur et dans une des formes extrêmes du malheur présent » (Ibid., 213). Or, le malheur fait atteindre cette situation-limite où « une sorte d’horreur submerge toute l’âme » (PSO, 89). Alors là, s’il n’y a plus rien à aimer, il reste encore à vouloir aimer.

On voit émerger, peu à peu, une technique d’entraînement de la volonté à vouloir à vide. Pour le dressage auquel il faut soumettre nos trois facultés naturelles, notre seul outil, encore une fois, est la volonté. Elle devra s’user elle-même en vain et travailler aussi à annuler l’usage des autres facultés : l’intelligence, en un vouloir-comprendre à vide, sans espoir, dans l’attente patiente devant le mystère hors de portée ; la sensibilité, dans un vouloir-aimer, alors même que l’anesthésie est complète.

L’homme a la volonté pour se forcer à Dieu. C’est son seul moyen pour une rencontre qui tue l’âme, « alors que le corps est encore vivant » (CS, 297). L’homme, en quelque façon, a eu une âme en trop. La volonté doit tuer cette âme en se servant du corps. Cette auto-immolation permettra que restent seuls en présence le corps, alors inanimé, et Dieu. Le corps est l’indispensable témoin que ma volonté, qui toujours veut, ne peut plus rien. Le corps est mis à mal, exténué, vidé de toute énergie, mais il est la preuve vivante, irrécusable, que ce qui est encore n’est plus voulu par moi, que, seul, Dieu peut vouloir que vive un corps dont l’âme ne veut plus rien d’autre que Dieu. Le corps doit rester vivant pour témoigner de la mort de l’âme pour bien montrer que c’est l’âme qui est tuée, que c’est une mort morale, spirituelle, comme dans un coma provoqué. Le corps ne peut rigoureusement plus rien faire, sinon encore vouloir pour ne pas pouvoir, comme si on pouvait parler de volonté d’impuissance.

Il y a, dans la Connaissance Surnaturelle, ce texte extraordinaire de folle prière, que Simone Weil propose en exemple de ce qu’il faudrait dire à Dieu : « Père, au nom du Christ, accorde-moi ceci. Que je sois hors d’état de faire correspondre à aucune de mes volontés, aucun mouvement du corps, aucune ébauche même de mouvement, comme un paralytique complet. Que je sois incapable de recevoir aucune sensation comme quelqu’un qui serait complètement aveugle, sourd et privé des trois autres sens. Que je sois hors d’état d’enchaîner par la moindre liaison deux pensées, même les plus simples, comme un de ces idiots complets  qui, non seulement ne savent ni compter ni lire, mais n’ont même jamais pu apprendre à parler. Que je sois insensible à toute espèce de douleur et de joie, et incapable d’aucun amour pour aucun être, pour aucune chose, ni même pour moi-même, comme les vieillards complètement gâteux. Père, au nom du Christ, accorde-moi réellement tout cela » (CS, 204).

Comment comprendre cette demande d’un état entièrement cataleptique où paralysie et anesthésie coupent toute communication, tout échange possible avec le monde extérieur ? Il est remarquable que cette demande corresponde très exactement aux conditions du sommeil paradoxal, dont on sait maintenant (M. Jouvet à Lyon) les mécanismes neurophysiologiques : augmentation du seuil d’éveil,  paralysie quasi-totale par atonie musculaire : « Sourd, aveugle, paralysé, l’animal ne peut rêver que s’il est en sécurité… »[2]. Ainsi, les mécanismes neurophysiologiques du comportement onirique semblent correspondre à ce qui est, pour Simone Weil, l’ensemble des conditions d’accès à l’attention surnaturelle (une manière de conjoindre l’état de plus haute conscience et d’inconscience).

Simone Weil se place à la jonction de l’âme et du corps, en ce point qui lui fait mal intolérablement, car il ne lui est pas possible d’être ailleurs que sur la ligne-frontière, près du mur, au seuil de la porte jamais ouverte, immobilisée. Au bout de tout compte, il ne reste plus de moi que ce corps et Dieu. A tout prendre, ce qui se passe désormais ne me regarde plus. Ce n’est plus moi qui vis. Il s’agit de remettre Dieu là même où il s’était retiré pour me permettre d’exister, de faire de ce corps encore vivant, malgré la destruction de toute volonté qui l’habitait, l’expression, la manifestation du vouloir divin, la présence réelle de Dieu. Ce qui revient à forcer Dieu à être là, sur ma présence-absence, puisque je ne pouvais vouloir être que s’il faisait défaut. Il s’agit d’opérer un retournement de l’énergie végétative, celle qui, exclusivement préposée au fonctionnement des mécanismes chimico-biologiques indispensables à la vie, quand tout le capital énergétique a volontairement été dépensé et même dissipé de manière à ne pas être récupérable. Il s’agit de vivre délibérément au-dessus de ses moyens physiques, à tel point que  « la sève même s’écoule et que l’homme encore vivant devienne du bois mort » (CS, 178).

Nous ne sommes pas ici dans les demi-mesures. Simone Weil offre, de façon prémonitoire peut-être, une spiritualité à hauteur de l’horreur. Le surnaturel est au bout du mouvement contre-nature et les exercices spirituels ont à voir avec les montages dérisoires et les conditionnements à l’absurde. Il s’agit, parfois, d’un dressage impitoyable. L’effort demandé à la volonté est d’une très grande violence. Simone Weil a pu comparer la difficulté à diriger volontairement la pensée vers le malheur à celle consistant à persuader un chien, sans dressage préalable, de marcher dans un incendie et de s’y laisser carboniser (AD. 75). On se demande avec perplexité : quel dressage possible pourrait-il  y avoir pour cela ?

Non seulement aucun effort ne sert à rien, mais il nous faut user cette capacité d’effort. Lorsqu’il est fait en pure perte, il n’est jamais perdu. La contradiction nous écrase dans ses mâchoires, sans la plus petite compensation possible. Dieu et moi ne pouvons subsister ensemble C’est sans concession possible. Deux trajectoires du temps sont radicalement étrangères, si ce n’est en un point, l’instant crucifiant où chaque chose, à tout moment, est susceptible de deux lectures antagonistes, où la volonté peut dire à la fois « assez ! assez ! » et « encore, encore ! ». Qu’elle puisse ne même pas savoir ce qu’elle veut, cette volonté de malheur !

Monique Broc-Lapeyre
Maître de conférences honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France Grenoble

monique.broc@wanadoo.fr

Le texte de cette conférence a été publié dans les Cahiers Simone Weil de mars 1986


*Communication au Colloque d’Eveux (mai 1985).

[1]. Nous citons l’Attente de Dieu dans l’édition de la Colombe, 1950.

[2]. Michel Jouvet, Le comportement onirique, Pour la Science, N° spécial sur le cerveau (nov. 1979).

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