Sur Simone Weil, un témoignage

ملف:Simone Weil Baden-Baden(1921).jpgMonique Broc-Lapeyre, vous avez beaucoup écrit et fait des conférences sur Simone Weil. Comment l’avez-vous connue et que représente-t-elle pour vous ?

Jeune étudiante en philosophie à la Sorbonne, je devais choisir un sujet pour le diplôme de maîtrise. La lecture de La Pesanteur et la Grâce que Gustave Thibon venait de faire paraître m’avait passionnée. Déterminée à lire tout ce qui concernait Simone Weil, j’entrepris de lui consacrer mon mémoire. J’eus la grande chance que ce projet soit accepté par le professeur Henri Gouhier avec l’intitulé L’amour chez Platon et Simone Weil. En ces années, la mère de Simone Weil vivait encore et j’eus le privilège de lui faire plusieurs visites. Complètement dévouée à l’œuvre de sa fille, elle encourageait les travaux qui lui étaient consacrés. Chez elle, j’ai rencontré aussi Simone Pétrement qui travaillait alors à la magnifique biographie de celle qui fut son amie. Quelques années plus tard, devenue enseignante à l’université de Grenoble, je fus sollicitée par Gilbert Kahn pour participer aux travaux de l’Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil. Dès lors se succédèrent colloques, conférences, cours aux étudiants, dirigeant à mon tour les mémoires qui lui étaient alors consacrés. et je collaborais à la revue les Cahiers Simone Weil.

Simone Weil est pour moi une source inépuisable de réflexions en de nombreux domaines Morte à 34 ans, sa vie fut exemplaire et elle laisse une masse de documents. Les éditions Gallimard ont publié dix volumes de ses Œuvres Complètes sur les 16 prévus. Beaucoup de ces textes sont de vrais chefs d’œuvre de pensée et d’écriture, véritable nourriture pour l’esprit. En France, son influence est mise sous boisseau alors qu’elle éclate en Italie, en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis. Les universitaires l’ignorent, la presse littéraire l’exclut, les media se taisent. Que l’on fasse simplement la comparaison avec la notoriété accordée à Simone de Beauvoir qui fut une de ses condisciples ! A l’occasion du centenaire de sa naissance, on peut espérer qu’un hommage lui soit rendu qui permette de la faire connaître du grand public. Le livre tout récent que Laure Adler lui a consacré sous le titre L’insoumise est de bon augure.

Selon vous, en quoi sa pensée est-elle d’actualité de nos jours ?

Plus que jamais, on a besoin de morale en politique et de ressourcement spirituel. Or, Simone Weil donne l’exemple d’une vie véritablement engagée, participant activement aux luttes sociales pour plus de justice, prenant, elle la pacifiste, les armes pour soutenir une cause tant qu’elle est estimée juste car ses analyses politiques sont d’une exceptionnelle lucidité. Elle représente vraiment le philosophe au cœur de la cité, prête à tous les combats du moment. Viscéralement attentive à l’idéal, elle s’immerge corps et âme dans la plus dure réalité. Elle nous force à considérer ce qui est de plus en plus méconnu dans nos types de société vouées au seul bien-être matériel et au profit personnel, les besoins de l’âme dont l’enracinement est le plus important et le plus méconnu. Elle insiste sur la nécessité d’être relié à un lieu, à une culture. La politique ne doit pas se réduire à l’exercice de la domination, être une pure technique, mais être fondamentalement inspirée par le désir du bien.

Quel est le sens de son engagement philosophique ?

Pour Simone Weil philosophe, le savoir n’est pas une information qu’on reçoit de l’extérieur, à distance de soi. Il n’est pas question d’érudition mais d’acquérir une connaissance qui transforme celui qui la possède. Simone Weil veut toute la vérité. Elle en a besoin comme d’une nourriture vitale. Adolescente, elle s’en est crue privée à jamais à cause de ses faibles moyens comparés à ceux de son frère surdoué. Elle confia comment elle sortit de cette crise profonde par « la certitude que n’importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la vérité et fait un effort d’attention pour l’atteindre. ». Et cette vérité est qu’il n’est pas d’autre génie que le saint. La sainteté est à la portée de tout un chacun. C’est même le minimum exigible d’un chrétien. A condition de comprendre que Simone Weil donne au mot de chrétien, le sens universel de « vrai ». Annulant tout dogmatisme, elle précise qu’il ne faut pas dire tout ce qui est chrétien est vrai mais que tout ce qui est vrai est chrétien. Tout en s’étant toujours senti chrétienne, et adhérant au christianisme, elle n’a jamais pu entrer dans l’église pas plus que dans un parti. Ceci donne la mesure de sa libre pensée et met en évidence que si Simone Weil est incontestablement mystique, sa conception de la spiritualité lui permet d’être la plus laïque qui soit, engagée corps et âme dans les affaires humaines.

Pouvez-nous nous parler de sa mystique ?

Simone Weil est incontestablement philosophe, n’ayant reçu qu’une formation spécifiquement philosophique et une éducation parfaitement agnostique. Mais la certitude d’une réalité transcendante hors de l’emprise de la raison humaine pénètre au plus intime sa pensée philosophique. Philosophie et religion se confondent car elle puise sa pensée religieuse chez les philosophes comme Platon et Descartes. Le désir de Vérité est désir de Dieu, le Bien absolu. Dieu est la Vérité et la Vérité est Dieu.

La spiritualité weilienne est d’une exigence radicale. Ici-bas, Dieu est totalement absent. En ce monde règne une implacable nécessité qui fait briller le soleil indifféremment sur les bons et les méchants, les justes et les injustes. Dans sa conception chrétienne, il n’y a aucune place pour la Providence, les miracles, pas non plus de croyance au progrès ou à la finalité. Il nous faut purifier notre désir de toutes les illusions imaginaires et ne désirer que le bien pur sans aucune considération de notre personne. La mystique de Simone Weil induit à un effacement complet de la singularité de notre existence. N’être plus rien pour que Dieu soit tout. Vie spirituelle, vie intellectuelle et vie morale ne font qu’une. Les défauts de compréhension ne sont pas dus à une insuffisance intellectuelle mais morale. Il s’agit de supprimer tout ce qui parasite notre attention.

Simone Weil pousse à l’extrême l’exigence du travail de dépossession de soi. Non seulement il faut se défaire de soi mais défaire Dieu de tous les revêtements dont notre imagination et notre sensibilité l’affublent. Dieu nous a créés par amour et nous avons à nous « décréer » par amour pour lui. Il s’agit d’opérer en nous le passage de la personne à l’impersonnel grâce à cet exercice incomparable qu’est l’attention désintéressée, sans mobile, analogue au pur amour.

Artistes et savants sont ceux qui, loin d’épanouir leur personne, sont retournés à l’anonymat. Ce sont des passeurs. Simone Weil a eu cette vocation absolue de passeur d’âmes, aux prises avec ce « sentiment d’obligation de tout piétiner en soi-même plutôt que de souffrir un empêchement au passage, à travers soi, de la vérité. » et elle précise : « .C’est cette obligation qui me force à écrire des choses que je sais personnellement n’avoir pas le droit d’écrire. […] Mais j’ai en moi une espèce de certitude intérieure croissante qu’il se trouve en moi un dépôt d’or pur qui est à transmettre. »

Grenoble, novembre 2008

Laisser un commentaire