Simone Weil et le partage du savoir

Simone Weil est sans conteste un être hors du commun par sa vie et sa pensée. Comme la qualifiait un ouvrier qui l’avait rencontrée, elle était « partageuse ».
Elle voulait tout partager, son temps, son argent, son salaire, ses parents et surtout le plus précieux, cette culture acquise par son amour des études.

Enseigner fut chez elle une passion. Certes, elle a été un excellent professeur, aimée, admirée de ses élèves et de ses supérieurs, même si sa présence et ses engagements syndicalistes provoquèrent de sérieuses perturbations. Car cette intellectuelle ne restait surtout pas à sa place, elle sortait de sa classe, de son milieu, obéissant à un puissant tropisme qui l’attirait auprès de ceux qui ne pouvaient vivre que par le travail de leurs mains, à la sueur de leur front et dont elle voulait partager la vie. Pour cela, elle a eu toutes les audaces. Normalienne en vacances, elle obtient de partir en mer avec les pêcheurs, la nuit, même par gros temps et quand la mer est calme, elle donne des cours aux matelots. Jeune enseignante, elle participe aux revendications des mineurs, défile à leur tête, milite, manifeste, prend le train après sa classe pour assister à des réunions, en organiser d’autres et revient corriger ses copies dans la nuit. Toutes les occasions d’enseigner sont saisies, avec les amis, en voyages, pendant les vendanges, en Angleterre auprès des fils de sa logeuse, cours du soir pour les ouvriers dans une université populaire, cours de français, d’économie politique et aussi ambition de transmettre aux ouvriers les chefs-d’œuvre de la poésie grecque en les adaptant. Elle a usé de tous les moyens de transmission possibles : faire des cours, des conférences, rédiger des tracts, écrire des articles, faire lire, raconter des histoires, conter, faire des reportages sur la situation en Allemagne quand elle va y passer deux mois, sur la guerre d’Espagne pour laquelle elle s’engage, tenir un journal quand elle travaille en usine pour connaître la vie des ouvriers. Elle est toujours en action et elle écrit tout le temps. L’horreur de rester planquée à l’arrière la fait se mobiliser sur tous les fronts. Elle n’a plus de temps pour elle-même, elle oublie de se nourrir, de se chauffer, de dormir, elle s’affuble d’une pélerine, d’un béret, elle ne sait pas seulement qu’elle est une femme, elle n’y a jamais vraiment pensé. Ce qui demeure de cette fébrile activité est consigné dans les écrits de cette philosophe, morte à 34 ans (d’où les seize volumes que publient les éditions Gallimard). Les seuls arrêts forcés sont ceux que lui imposent de terribles migraines qui la terrassent régulièrement.

Pour Simone Weil philosophe, le savoir n’est pas une information qu’on reçoit de l’extérieur, à distance de soi. Il n’est pas question d’érudition mais d’une connaissance qui transforme celui qui la possède.

Simone Weil veut toute la lumière de la vérité. Elle en a besoin comme d’une nourriture vitale. Adolescente, elle s’en crue privée à jamais à cause de ses faibles moyens comparés à ceux de son frère surdoué ; elle pensa mourir de désespoir. Elle confia comment elle sortit de cette crise profonde par « la certitude que n’importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la vérité et fait un effort perpétuel d’attention pour l’atteindre. »(AD5)

Quelle est cette vérité que le génie ne peut pas se réserver et que Simone Weil déclare accessible à tous les hommes ?

C’est qu’il n’y a pas d’autre génie que le saint. Et la sainteté est bel et bien à la portée de tout un chacun. Pour un chrétien, c’est même le minimum exigé. Or, elle donne au mot « chrétien » un sens très universel, elle en fait l’exact synonyme de « vrai ». Annulant tout dogmatisme, elle précise qu’il ne faut pas dire que ce qui est chrétien est vrai mais que ce qui est vrai est chrétien. On prend ainsi toute la mesure de sa libre pensée.

Que ce soit donc bien clair, Simone Weil est incontestablement mystique, mais sa conception de la spiritualité lui permet d’être la plus laïque qui soit, engagée corps et âme dans les affaires humaines.

S’il y a deux sortes d’individus ou de groupements qu’elle déteste pour leur contagion malfaisante, ce sont les élus et les élites. Tous les hommes ont besoin de vérité comme de pain. Et il n’y a pas de degré, c’est un tout. Pour les ouvriers de la onzième heure, recevoir le même salaire que pour ceux qui ont travaillé dès la première heure, ce n’est pas une criante injustice, c’est faire comprendre que la nourriture spirituelle ne se fragmente pas comme un morceau de pain. C’est une réalité pleine et entière. Seul le mode d’accès peut différer.

Simone Weil sait tout être humain pourvu des mêmes capacités d’intelligence et de raison, de la même aptitude à recevoir la lumière susceptible de l’éclairer s’il le désire. Bien sûr, elle privilégiait le travail manuel qui, seul, permet un vrai contact avec la réalité mais elle ne pouvait dédaigner l’effort intellectuel puisque, plus que tous les autres, les études sont le moyen par excellence de développer ce qui constitue la base de la vie spirituelle, la faculté d’attention. Cependant, la méthode pédagogique qu’elle préconise n’est vraiment pas ordinaire. Elle affirme que les difficultés que l’on peut rencontrer ne sont jamais, à proprement parler, d’ordre intellectuel. Quand on ne comprend pas, ce n’est pas par manque d’intelligence, mais par faute morale, par défaut d’attention. On ne comprend pas parce que l’esprit est encombré. Les préoccupations personnelles, le moi, s’interposent entre ce qui est proposé à la compréhension, à l’assimilation, et viennent gêner, faire écran. Il ne suffit pas seulement d’éliminer les parasites. C’est toute une attitude mentale à observer devant les problèmes posés, les textes difficiles, les versions latines, les langues étrangères. Il s’agit surtout de ne pas prétendre trouver la solution, de vouloir résoudre les difficultés. Ce type d’agitation mentale est vain, c’est à lui que l’on doit ce qui porte notre marque personnelle, les erreurs de calcul, les interprétations fautives, les contresens, les absurdités. Il importe au contraire de ne rien faire, de ne pas s’en mêler, pour que la clarté se fasse. Il faut s’effacer, devenir transparent, disparaître pour laisser la solution apparaître. C’est une pédagogie d’une extrême réceptivité. Le difficile est justement de ne pas intervenir, de contempler les données du problème, le texte à traduire jusqu’à ce qu’ils livrent leur sens, jusqu’à ce qu’on atteigne un autre niveau de perception. Cette méthode pédagogique conduit à pousser sa faiblesse à la limite, en supportant de ne rien tenter, c’est à la lumière de venir. Ce qui me spécifie, ce qui est de mon initiative pourra peut-être parfois manifester quelque talent mais ne permettra jamais la création d’une œuvre de génie. En art, en science, les génies authentiques sont des saints. Leur personne a été évacuée. Ils sont devenus des mediums, redevenus des anonymes disparaissant derrière leur œuvre. La vraie grandeur est à l’opposé de tout prestige social. La culture supérieure n’est pas atteinte par la plus haute spécialisation mais par la voie spirituelle.

Faisons subrepticement une petite incursion dans la classe de Simone Weil précisément en train d’expliquer à ses élèves de terminale ce qu’elle désigne comme : »Étude des opérations en apparence intellectuelles. » Elle y dénonce des idées fausses sur ce qu’on appelle penser et révèle déjà un souci pédagogique qui dépasse les limites d’une classe. Elle déclare en effet : »Contrairement à ce qu’on croit d’ordinaire, l’homme s’élève du général au particulier, de l’abstrait au concret« . (LP, p. 40) N’admet-on pas couramment en effet que l’abstraction est d’un accès plus difficile que le concret ? La façon dont elle détrompe ses élèves nous en apprend beaucoup sur sa conception personnelle de la culture. À Roanne, quand elle enseigne en 1933, elle a 24 ans et n’a pas encore accompli ses expériences décisives. Remarquons qu’elle va utiliser un vocabulaire religieux pour qualifier des attitudes purement intellectuelles. C’est ainsi qu’elle dit sacrilège la conception selon laquelle l’idée générale de tableau pourrait survenir à partir de la contemplation d’un beau tableau ou l’idée générale d’église en regardant Notre-Dame de Paris. En face d’une œuvre d’art, toute l’attention est sur ce qu’elle nous montre en particulier. Nous sommes absorbés dans cette contemplation et ne pensons pas du tout à l’idée générale de tableau ou à celle d’église en général à ces moments-là. En face d’une œuvre d’art, toute l’attention porte sur ce qu’elle nous montre en particulier C’est l’art, lui-même issu de la religion, qui nous fait différencier et atteindre le particulier parce que la religion et l’art font intervenir la sensibilité. Simone Weil précise : “ C’est grâce à la religion et à l’art qu’on a pu arriver à la représentation de l’individuel ; c’est grâce au sentiment (amitié, amour, affection) qu’un être humain se détache des autres. Étiqueter, classer un être humain qu’on aime, c’est une impiété ”(LP, p. 41) Elle remarque que pour arriver à “ faire observer les enfants, pour les faire passer de l’abstrait au concret, il faut faire appel au sentiment. C’est seulement grâce au sentiment qu’une chose se détache de l’abstraction pour passer dans le concret. ” (Ibid.) L’ordre de marche de la pensée est de commencer d’abord par l’affection qui confond, unifie, englobe, avant de distinguer et d’aller du vague au précis, de l’ensemble aux parties. C’est l’occasion de précieuses indications pédagogiques, qui permettent à Simone Weil de préconiser la méthode globale pour l’apprentissage de la lecture, et de suggérer, pour l’étude des textes de langues étrangères ou d’auteurs obscurs, de lire d’abord l’ensemble. Elle a cette jolie formule : « la pensée en général n’est féconde que quand elle commence par un sentiment.« (id., p. 45). On comprend mieux pourquoi elle parlait d’opérations « en apparence » intellectuelles. L’accession à la culture est surtout une affaire affective, de l’ordre du désir et de la motivation. Ce qui a été élaboré par d’autres et pour d’autres peut rester parfaitement inassimilable, complètement étranger et sans aucune valeur nutritive. Il est indispensable de traduire, de trouver un langage qui parle à la sensibilité particulière de ceux auxquels on s’adresse. Simone Weil était douée de cette empathie qui permet de se mettre à la place de l’autre. Une culture vivante répond à ce qui nous importe, fait du bien. On sent qu’on est concerné dans son être tout entier et vraiment transformé.

La préoccupation de justice sociale de Simone Weil est que tous puissent avoir accès à une culture vivante aussi essentielle à l’âme que pour le corps la nécessité de manger. Or on fait de la culture une affaire de prestige social, un instrument de hiérarchie qui n’a plus rien à voir avec le désir d’apprendre et le besoin de vérité, une culture d’oisifs sans aucun lien avec la vie réelle, une culture médiocre d’intellectuels bourgeois. Quant aux efforts pour la transmettre malgré tout à ceux qui en sont exclus, ils sont pires que tout. « Ce qu’on appelle aujourd’hui instruire les masses c’est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu’elle peut encore contenir d’or pur, opération qu’on nomme vulgarisation, et enfourner tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée aux oiseaux.« (E2, p. 65).

Simone Weil a elle-même appartenu à ces milieux fermés, tarés ; elle a bénéficié des meilleurs professeurs et des écoles les plus prestigieuses mais elle s’en est vite évadée pour rejoindre ceux  qui sont dans la vie réelle parce qu’ils travaillent de leurs mains. Elle a participé aux efforts pour permettre aux travailleurs d’avoir part à la culture véritable et c’est en connaissance de cause qu’elle peut écrire : “ Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple, ce n’est pas qu’elle soit trop haute, c’est qu’elle est trop basse. On prend un singulier remède en l’abaissant encore davantage, avant de la lui débiter par morceaux. ” (E2, p. 90).

Pour Simone Weil, le mot vulgarisation est aussi affreux que la chose. Elle lui préfère le mot traduction, cette opération qui consiste à transposer un langage dans un autre.

C’est à cette tâche qu’elle-même s’emploie en entreprenant de faire connaître aux ouvriers la grande poésie grecque de l’Antiquité. C’est ainsi qu’elle fera paraître dans le petit journal entre nous de l’usine de Rosières, en accord avec le directeur, un article sur l’Antigone de Sophocle. Dans une langue limpide, avec des mots simples, elle présente la poésie grecque, l’œuvre de Sophocle et résume, en la commentant, l’intrigue de la tragédie y injectant régulièrement des passages soigneusement choisis, annoncés et traduits par elle. Mais quand elle récidivera avec Électre, une autre tragédie du même Sophocle, le directeur, cette fois, s’opposera à la parution de l’article, dépité de voir Simone Weil enthousiasmée par les grandes grèves qui préludèrent au Front Populaire car nous sommes en 1936.

L’œuvre de Simone Weil contient des pages entières de grands textes de poésie et de philosophie de l’Antiquité grecque qu’elle a traduits, recopiés, commentés. C’est une part essentielle du partage de son savoir.

L’autre domaine qu’elle savait déterminant pour l’avenir de la société et sur lequel elle a amassé une énorme quantité de réflexions est la place de la science dans notre civilisation contemporaine. La connaissance scientifique passionnait Simone Weil. Elle lisait beaucoup d’ouvrages de première main et échangeait volontiers avec son frère, génie mathématique. Elle dénonçait vigoureusement la perte de contact entre une science complètement déréalisante et l’esprit humain. Elle était très heureuse de l’expérience qu’elle avait faite avec ses élèves. Elle leur avait proposé, à elles, les littéraires, en heures supplémentaires et facultatives, des cours sur l’histoire des mathématiques et l’histoire des sciences. Même les très nulles en maths et les très mauvaises en sciences en avaient été enthousiasmées.

Mais la science contemporaine a pris une telle orientation qu’elle ne sait plus où elle va et perd toute signification. “ Ce qu’on appelle la science n’est pensé par personne et n’est pas par suite un savoir. L’ensemble des connaissances mathématiques, physiques, chimiques, etc., contemporain ne constitue pas un savoir car personne ne le pense. ”(OC VI 1 p. 177) Réduire les objets particuliers à des signes et ne plus raisonner que sur des combinaisons de ces signes conventionnels vide la science de son âme. L’homme perd tout contact avec lui-même et avec le monde. L’homme ne peut se passer de valeur et dans le domaine du savoir, ne peut se passer de vérité. Or, la science contemporaine devient sans signification, elle manie des signes efficaces, des calculs purement formels, sans sens, qui ne peuvent être traduits. Pour Simone Weil, le seul remède possible est le recours à l’analogie. Il est vital de rétablir un contact avec le public, de lui permettre de comprendre ce dont il s’agit et de donner des comparaisons avec ce qui appartient à notre monde et correspond à notre mode de perception. La pesanteur sociale induit le renoncement à penser et cela dans tous les milieux sociaux condamnant à la solitude ceux qui n’y consentent pas. Les progrès techniques ont piégé les hommes devenus esclaves de leur création parce que s’est trouvé rompu le pacte entre l’esprit et le monde par où l’inconscience s’est infiltrée dans la pensée et dans l’action. Cette critique sévère fait écho à un mouvement de pensée qui parmi les épistémologues invite à une sérieuse reprise de conscience. Tout récemment, deux scientifiques viennent donner une formidable caution aux critiques de Simone Weil. De deux horizons différents, l’un, Olivier Rey, mathématicien intitule son ouvrage, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, aux éditions du Seuil, l’autre, François Lurçat, physicien, publie aux éditions du Rocher, De la science à l’ignorance. C’est dans sa démarche même et non dans ses dernières avancées que la science y est sévèrement critiquée. Son éloignement du monde réel la déshumanise, éloignant d’elle les jeunes selon F. Lurçat, supprimant tout émerveillement devant le monde pour O. Rey. S’opposant au néoscientisme ambiant, ces deux livres parallèles invitent à plus de modestie, stigmatisant l’arrogance d’une science qui a perdu toute signification et qui entraîne à concevoir un monde comme un pur principe dépourvu de sens, menant la société dans une impasse. Entre la science et le public, c’est une incompréhension totale. Même instruit le public ne peut plus distinguer entre les vraies et les fausses découvertes, conduisant à une indifférenciation de plus en plus grande entre science et magie. C’est une heureuse surprise de constater que le remède proposé pour retrouver ce contact avec le monde et son émerveillement est la réhabilitation de l’analogie, si souvent rejetée par la science, parce qu’elle rend les phénomènes plus familiers et aide à trouver des résonances en nous. Voir ainsi dénoncer par ces savants d’aujourd’hui cette rupture schizophrénique entre les recherches théoriques et l’inévitable et nécessaire témoignage des sens et évoquer la solution de l’analogie contribue si besoin était à démontrer l’exceptionnelle perspicacité de Simone Weil.

Plus que jamais se fait sentir le besoin de vérité. La vérité, c’est le sens à donner à cette existence qui est nôtre. Ce sens pour Simone Weil, ce ne peut être que Dieu comme le Bien absolu puisque rien d’autre n’est vraiment désirable pour nous satisfaire. Ce n’est d’ailleurs pas un choix, c’est une obligation intérieure déposée au cœur de tous les hommes. L’injonction est radicale au plus profond de soi. En ces temps de terreurs et d’horreurs quotidiennes, il n’y a rien d’autre à faire qu’à devenir parfait, quels que soient le milieu auquel on appartient, les moyens dont on dispose, les facultés dont on est pourvu, la langue qu’on parle, la religion, la culture dans lesquelles on a été élevé. Parfait comme Dieu, le même Dieu d’Amour pour tous. Alors toutes les activités humaines, physiques ou intellectuelles se valent par l’effort et l’attention qu’ils exigent et exercent, offrant une voie privilégiée pour parvenir à l’essentiel.

Monique Broc-Lapeyre
Maître de conférences honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France, Grenoble.

Monique.broc@wanadoo.fr

Intervention au colloque Simone Weil, Maison des Métallos, Paris, 29 novembre 2003,

Laisser un commentaire