Prométhée et Œdipe, doubles de Nietzsche

Nietzsche, en recherchant la vignette que Wagner désirait placer en frontispice à son autobiographie, (« un vautour, pas un aigle » avait recommandé le Maître) l’avait aidé à rendre un habile et discret hommage à son père méconnu. Nous ne sommes pas sans nous rappeler cet épisode, quand, à son tour Nietzsche se préoccupe de la vignette qui devra orner le frontispice de son ouvrage. Il veut une vignette représentant Prométhée délivré. La valeur symbolique de ce Prométhée ne fait pas de doute quand nous apprenons la minutie avec laquelle Nietzsche avait présidé à ce choix. Il s’agit vraiment d’un « pendant » à la vignette de Wagner. Les précisions données par Nietzsche à son ami, le Baron de Gersdorff, intermédiaire auprès de l’éditeur qu’il a trouvé à Nietzsche, ne trompent pas. « C’est donc décidé, la reliure de mon livre sera exactement celle du Rôle de l’opéra de Wagner. Réjouis-toi avec moi : il y aura une belle place pour une jolie vignette. Dis-le à ton ami l’artiste, en lui exprimant mes sentiments de plus vive sympathie. Regarde donc la brochure de Wagner, ouvre-la à la page du titre et calcule les dimensions [1] que nous pouvons donner à la vignette. »[2] Nietzsche protège sa première œuvre de l’enveloppe wagnérienne. Aussi bien Wagner n’aurait-il pu écrire ce livre, comme plus tard, Nietzsche imaginera qu’il aurait pu duper le monde entier en signant son Zarathoustra du nom de Wagner ? Il met à couvert sous la même reliure, son livre jumeau de celui de Wagner. Wagner et lui, c’est l’aigle à deux têtes, pardon ! Pas un aigle, un vautour. Nietzsche alors, en réplique au vautour, choisira d’être Prométhée, mais très exactement dans les mêmes proportions, au millimètre près, et Gersdorff, nous l’avons lu, doit mesurer. Ce Prométhée délivré échappe pourtant à son espace restreint, pour prendre vraiment les dimensions titanesques du mythe. En déployant ses ailes, le vautour entraînera Nietzsche-Prométhée dans sa gloire, un Nietzsche bien à l’abri dans le nid de Tribschen, appliqué à prendre modèle sur le père, mais aussi trop soucieux d’occuper la même place, d’absorber Wagner dans son propre espace phantasmatique, et de délivrer finalement Prométhée de son vautour. Nietzsche imagine une célébrité toute particulière pour la vignette et promet la gloire à son dessinateur, un ami de Gersdorff, le sculpteur Léopold Rau, de Nuremberg. « Je suis jusqu’ici plein d’espoir. Mon livre va se vendre en masse et le dessinateur de sa vignette peut s’attendre lui aussi à son brin d’immortalité. »[3]

Nietzsche veut faire à Wagner la surprise de l’envoi de son livre pour la nouvelle année 1872. Cette œuvre, il l’a forgée dans la solitude, refusant même les invitations pour Noël à Tribschen pour s’y consacrer plus totalement. Or dès février 1871, exactement le 22 février, « jour anniversaire de Schopenhauer », notera-t-il, Nietzsche avait rédigé pour Wagner un projet de préface, qu’il n’enverra jamais. Nous avons le document et il est intéressant de l’étudier et de le comparer avec la courte dédicace que Nietzsche apposera finalement à la Naissance de la Tragédie. Dans le projet de préface, la figure mythique dominante, ce n’est pas Prométhée, comme ce le sera dans la dédicace, mais Siegfried. Siegfried sera toujours le héros wagnérien privilégié de Nietzsche, qui lui gardera intacte son admiration, même après la rupture. Il est l’œuvre du « vrai Wagner », celui dont Nietzsche se voudra l’héritier. Les Wagner ont prénommé Siegfried, l’enfant qui vient de leur naître. Siegfried est ainsi doublement fils de Wagner. Mais c’est l’œuvre de Wagner qui peut le mieux nous éclairer sur ce que fut le vœu secret de Nietzsche dans son rapport à Wagner, et la complexité de la relation d’identification au héros. Ecoutons la voix puissante de Wotan-Wagner, (le « Sieg-vater »), expliquer à la Walkirie, à Brünnehilde, la fille de son vœu, et l’incarnation vivante de son propre vouloir, selon quel étrange destin, il désire, lui le dieu lié par ses propres décrets, la venue du héros libre, qui s’opposant à lui, pourrait seul sauver les dieux de leur désastre prochain.

« Un seul pourrait
Ce que je ne puis :
Un héros auquel je ne serai jamais venu en aide ;
Qui, étranger au dieu
Libre de sa faveur,
Instinctivement
Sans ordre,
Par propre nécessité,
Avec ses propres armes,
Accomplirait l’exploit
Que je dois craindre
Et que jamais mon conseil ne lui a suggéré,
Alors même que mon désir y tend uniquement !
Celui, qui, contre le dieu,
Combattrait pour moi
L’ennemi amical,
Comment le trouverai-je ?…
Comment ferai-je cet autre
Qui ne serait plus moi
Et qui accomplirait de lui-même
Le seul désir que j’aie ?
…Cet autre, que je désire avec ardeur
Cet autre, je ne le vois jamais,
Car l’être libre doit se créer lui-même :
Je ne me pétris que des esclaves !
 »[4]

Or dans la description que Nietzsche donne en cette ébauche de préface, nous reconnaissons Siegfried, le héros qui ne connaît pas la peur. En dessinant ce portrait du futur héros de la connaissance tragique, Nietzsche marche à la rencontre de son double, « l’homme à l’orgueil courroucé, au vouloir hardi, lutteur, poète et philosophe à la fois, avec la démarche de celui qui foule les serpents et les monstres »[5].Nietzsche n’y dissimule même pas l’objet de cette quête héroïque : l’Hélène promise, une fois traversée l’enfer de la guerre et l’horreur de l’existence, c’est Brünnehilde, la femme allemande ramenée à la vie grecque, par la force courageuse du héros valeureux. Les vers du Faust de Goethe viennent en cette occurrence hanter Nietzsche qui termine par eux, cette préface projetée, comme ils avaient déjà trois mois auparavant scandé, une lettre de E. Rhode :

«  Et ne devrais-je pas sous l’empire de la plus forte nostalgie,
Amener à la vie la forme incomparable ? »
[6].

Faire revenir à la vie la forme, la Gestalt, c’est se placer sous le signe d’Apollon. C’est à quoi Nietzsche travaille. S’il met Wagner dans le plus pur registre dionysiaque, il place son œuvre sous l’égide d’Apollon, les deux divinités artistes étant inséparables comme le sont Wagner et Nietzsche, ainsi qu’il le déclare dans la lettre qui accompagne l’envoi de la Geburt : « Je sens avec fierté que, désormais je suis marqué d’un signe et que mon nom restera toujours attaché au vôtre »[7]. Et comme Wagner est également poète, Nietzsche est aussi musicien. Il placera toujours la Naissance de la Tragédie, comme plus tard le Zarathoustra sous la rubrique « musique »[8]. C’est un livre lyrique, il regrettera de n’en avoir pas fait véritablement un poème, un chant ; mais même « musique » c’est une œuvre apollinienne « chant de cygne d’Apollon »[9]. Ne « doit-on pas à l’illusion apollinienne que le monde des sons lui-même se présente à nous comme un monde plastique ? »[10] Tel est le travail de traduction que Nietzsche entreprend de faire ; et dans la logique même de sa théorie son œuvre est placée sous le signe du sculpteur. Ne s’agit-il pas de fixer, de solidifier en quelque sorte des impressions musicales, des émotions, des sentiments ?

« Ce qu’est le vers pour le poète, voilà ce qu’est pour le philosophe la pensée dialectique ; il s’en empare pour fixer la féerie dont il est le jouet, pour la pétrifier »[11]. Le projet de préface explicite avec précision la finalité de l’étude entreprise dans la Naissance de la Tragédie ; Nietzsche confie à Wagner s’y être proposé « la tâche difficile de traduire en concept notre sentiment si merveilleusement consonant sur ce problème » (de l’origine de la tragédie grecque)[12]. N’est-il pas question de « remettre sur son piédestal la statue de l’antiquité grecque » sans être écrasé par elle, et surtout sans la briser elle-même en morceaux ? Ceci est la préoccupation que l’on pourrait dire essentiellement grecque de cette préface qui ne fut pas publiée. Par contre, la dédicace que Nietzsche effectivement a placée au-devant de l’œuvre, est, en fait, beaucoup plus brève ; il ne s’agit plus des Grecs, mais des Allemands, d’un « problème allemand ». Ce n’est plus l’Antiquité mais le temps de Tribschen. Cependant là encore, Nietzsche parle de travailler la pierre, de dresser un monument à la gloire de Tribschen, d’élever un mémorial, de graver sur une stèle le souvenir des heures de plaisir exalté passées ensemble. C’est une pétrification, Nietzsche écrit bien « Petrefakt » ; c’est la tête de Méduse tenue par Apollon pour maîtriser l’excès du désir. Ce souci de maîtrise ne saurait être plus apparent que dans cette évocation du Prométhée délivré qui sert de vignette. Dans l’hommage à l’ami vénéré, dans l’aveu de son incessante présence, se profile l’ombre obsédante du vautour. Mais cette œuvre est en même temps la première marque de réelle indépendance à l’égard du père surabondant, qui avait voulu par avance décourager la tentative, jugée superflue, d’ajouter à l’interprétation schopenhauerienne des rapports entre musique et langage. Nietzsche affirme son autonomie dans un produit signé de son nom. Certes Nietzsche y exalte Wagner, mais son livre est le premier acte prométhéen, véritablement créateur, où le fils conscient de sa dette, exprime sa reconnaissance au père géniteur, mais aussi sa force et sa puissance propre, jusqu’à sentir grandir en lui la figure de Prométhée, Prométhée qui s’est emparé du Feu de Dieu tout-puissant, Prométhée ravisseur et déjà vainqueur, délivré du châtiment infligé au rebelle, délivré du vautour. L’imagination de Nietzsche dans l’évocation du choc que Wagner va recevoir par son livre, est admirable. C’est le soir, au retour d’une promenade dans la neige, que Wagner est censé découvrir le livre « contemplant le Prométhée délivré de la vignette, lisant (son) nom ». Cela devra suffire à Wagner qui n’aura pas même besoin d’ouvrir le livre pour savoir qu’il contient « quelque chose de sérieux et d’insistant ». La mise en scène imaginée est significative. Pour venir à la rencontre de son œuvre, placée sous le signe du feu le plus brûlant, Nietzsche voudrait Wagner transi de solitude glacée et de ténèbres extérieures. Nietzsche est né, comme Siegfried, il est né de Wagner pour s’opposer à lui, en ce jour de la nouvelle année 1872. S’il s’expose encore au vautour, c’est en complice désireux de brûler du feu prométhéen, le passé de faiblesse. « Mais quelle soudaine transformation dans le sombre désert de notre civilisation lasse, dès que le charme dionysiaque l’a touchée ! Un ouragan s’empare de tout ce qui est périmé, vermoulu, brisé, rabougri, l’enveloppe dans un tourbillon de poussière rouge et l’emporte comme un vautour dans les airs. »[13]

C’est à Eschyle que Nietzsche, dans la quatrième Intempestive, comparera Wagner. Prométhée, fils d’Eschyle, par la force dionysiaque, comme Nietzsche, fils de Wagner, s’empare de la vertu du père, le Feu, la puissance phallique de la musique. La même puissance qui tient Prométhée enchaîné au rocher du Caucase, pour avoir usé indûment de la fécondité du père, hérité de lui, le délivrera du supplice infligé par le vautour. « Quelle est la force » demande Nietzsche « qui a délivré Prométhée de ses vautours, et fait du mythe le véhicule de la sagesse dionysiaque ? C’est la force de la musique comparable à Héraclès, qui parvenue dans la tragédie à sa forme suprême sait donner au mythe une interprétation nouvelle, d’une incomparable profondeur »[14].

Par la vertu de la musique, Nietzsche va plus loin que Wagner, il en sait plus long que lui, et comme Prométhée, à cause de ce secret qui concerne la souveraineté exercée, et son avenir, Wagner fera alliance avec Nietzsche, comme Zeus avec Prométhée. Nietzsche connaît le secret de la gloire de Wagner, il sait le sens du mythe grec auquel le sort de la musique wagnérienne est lié. C’est volontairement que Nietzsche-Prométhée s’est emparé de l’attribut divin de la force. Il l’a volé pour en faire don. Lui, victime ne compte pas; sa faute, énorme, est de servir de médiateur. Cette force souveraine, immédiate de la musique, il s’en fait l’interprète. Le Titan, suprêmement sage, le Titan prévoyant, savait que le règne de Zeus arriverait, mais il en connaît aussi les limites. Pour aider Zeus à triompher, il a trahi son temps, il a trahi Chronos et les siens, les Titans, comme Nietzsche trahit son époque et les siens, les philologues. Prométhée est seul, pris entre deux mondes, le monde des forces obscures et le monde à venir de la maîtrise olympienne. Déjà, à l’heure de l’avènement de Zeus, il fut un médiateur, un allié. Mais dans la participation à la conquête du pouvoir, le conquérant a aiguisé ses vertus et compris son rôle futur. Et désormais, contre Zeus même, il transporte les privilèges divins à la race pitoyable des hommes, se permettant d’aimer qui lui plaît. Sacrilège par excès d’amour, il fait don aux hommes de ce qu’il ravit aux dieux. Le dieu souffrant a fait de la bête humaine, un animal divin, un fils de la terre à la conquête du ciel. Prométhée est le premier crucifié par amour des hommes, figure tragique de Dionysos. Là encore médiateur, souffrant volontairement, livré aux excès du désir de puissance du maître des dieux, il connaîtra ses plus fortes menaces ; rivé à la roche, il sera soumis au supplice de l’écrasement, et saura la dévorante ardeur du chien ailé, l’aigle sanglant de Zeus que la tradition a curieusement transformé en vautour. Mais Prométhée connaît sa force, dans le savoir même des limites de la souveraine puissance. Le destin de Zeus, c’est lui qui le tient lié en sa sagesse prophétique. Zeus conclura le pacte d’alliance avec Prométhée, et le tout-puissant délivrera celui qui souffrait, en vertu d’une loi à laquelle tous sont soumis, hommes et dieux, et avec eux le Maître des dieux. Prométhée et Zeus se limitent réciproquement leur désir, et leur alliance fait prévoir un autre partage. La loi qui les unit et les oppose tour à tour, la Moïra, nul n’en dispose, pas même Zeus. La supériorité douloureuse de Prométhée est seulement de le savoir.

Nietzsche, incontestablement en sait plus que Wagner sur le destin de la musique même, dont pourtant il ne dispose pas en maître. Il sait que la musique est inséparable du mythe qu’elle ressuscite, et cela, lui seul peut le dire et l’expliquer par la vertu du savoir prométhéen. Sa connaissance de la Grèce fait de Nietzsche l’interprète privilégié de Wagner, son médiateur auprès de la culture allemande, mais elle lui communique aussi un autre pouvoir, un secret qui échappe à Wagner et le rend à sa merci. Nietzsche à son tour dispose du feu du ciel, non pour en user directement, mais pour le faire passer dans un autre domaine, pour le confier à la langue des hommes, l’investir de sa puissance sacrée et lui donner part aux délices des dieux.

Le mythe prométhéen ne parvient aux hommes que par la grâce de l’herméneute, le prophète d’Apollon, qui restitue la vérité dionysiaque, horrible à entendre parce qu’elle ne tient aucun compte des individus et dit l’informe unité dont tout sort par effraction et violence ; il lui redonne une stature humaine et fige l’extase en sa statuaire. Il faut la voix d’Apollon pour dire la vérité muette, sous un voile de beauté. Et la musique trop proche encore de ce cœur dévorant du monde, doit être recouverte d’images et de mots pour accéder à l’intelligence humaine, sans l’écraser. Nietzsche continue la « descente » vers les hommes, plus encore que le Wagner dramaturge, avec sa scène et les discours de ses héros, il s’éloigne de la source magique, de la musique pure; et pour dire dans ses limites apolliniennes, l’excès dionysiaque, emprunte toutes les figures à la fois, surtout les figures doubles qui évoquent le mieux le dieu à la double nature (Doppelwesen), au double sexe, mère et père, et toutes les parentés à la fois : Dionysos. Car ce dieu à la double nature se dédouble pour se figurer et se dire, en lui-même et en son contraire, en deux divinités artistes inséparablement unies et opposées, comme ces gémeaux antagonistes, le Jour et les Ténèbres, sorties par scissiparité du même sein de la Nuit grecque. Les héros qui en seront la représentation la meilleure seront ce dieu, à la fois double nature lui aussi, ce dieu devenu homme, et ce héros, Œdipe, cet autre Titan, devenu dieu par la grâce de tant de souffrances. Prométhée-Œdipe, figures de la passion de la connaissance, Titans foudroyés, médiateurs par leur monstrueuse sagesse, leur savoir de monstres, qui ont enfreint les lois qui régissent les hommes et les dieux, qui pour leur crime, souffrant un supplice majeur, exposés à tous les regards mais qui excèdent le supplice même qui les frappe et révèlent l’accès à un monde unique régi par une loi unique, un monde qui est celui-là où vivent et meurent les hommes et les dieux aussi, Ne sont-ils pas tous deux des créatures imaginaires, nées de l’inconscient des artistes titanesques ? Ne faut-il pas restituer à l’homme son innocence, puni d’un crime qu’en lui, les dieux ont commis ou cru commettre ?

Il est temps de revenir à la conception grecque des choses, et de comprendre que seul, un dieu peut pécher activement, virilement. Plus l’homme grandit en conscience, plus il perd en innocence, c’est bien vrai, mais parce qu’il ne peut connaître quel dieu a commis en lui le crime qu’il s’attribue. Déjà Sophocle est plus proche des hommes et moins près des dieux, il parle davantage et fait moins résonner le divin inconscient qui guide le créateur en ses fictions. Sophocle sait mieux ce qu’il fait, déjà il est plus savant et moins artiste, moins possédé qu’Eschyle. Euripide, lui saura tout à fait ce qu’il fait, mais sa tragédie ne sera plus qu’humaine, trop humaine. Et Nietzsche alors dans son effort prométhéen de lucidité, ne se perdra-t-il pas à son tour dans le « labyrinthe de la tragédie grecque » ? Il veut renouer la plus haute lucidité présente, théorique, vidée de sang divin, arachnéenne, conceptuelle, avec la source de vie antique, avec l’art grec. Il veut faire se rejoindre Wagner et Eschyle, et pour cela, il s’éloigne de Wagner de toute la distance de la musique à la philologie et se voue lui-même à la mort théorique, à la perte du sens. Il interprète Eschyle dans la lumière allemande, mesurant ces grands prêtres du Logos à l’aune de la musique. Nietzsche risque de tout y perdre, jusqu’à la voix, jusqu’à la langue. On n’entendra pas ce qu’il dit, condamné de plus en plus à parler tout seul. Œdipe le dernier philosophe soliloquant, Œdipe sans père ni mère, les ayant supprimés, ne léguant à la postérité que l’écho de sa propre voix. La Naissance de la Tragédie n’est ni musique, ni chant, mais peut-être poème, comme la musique des tragiques grecs qui ne nous est pas parvenue et cependant nous atteint encore, à travers la démesure des mots, l’excès d’expression, par le pathétique des voix et des attitudes, bref par tout ce qui traverse la langue et qu’elle ne peut contenir, par tout ce qui, par excès de langage ou défaut, dépasse la pensée. Dans cette entreprise prométhéenne, Nietzsche va seul et courageux, Prométhée très siegfriedien, s’efforçant de déchiffrer l’Ancien et le Nouveau, tout vibrant de l’espérance violente d’une possible coïncidence, et qu’il dira plus tard, un « livre impossible ». Prométhée, dieu immortel, ne pouvait pas mourir, il ne pouvait qu’éternellement souffrir ; mortel, il serait sans sa sagesse, mort d’amour, comme Nietzsche serait mort de la musique de Tristan, sans Apollon.

On ne sait pas qui, de l’un ou de l’autre est le reflet, de l’homme ou du dieu, de l’artiste prométhéen ou du dieu qu’il évoque ? L’un renvoie l’autre à l’inexistence, dans ce fond abyssal qui absorbe tous les contraires et les fait ressurgir. Qui possède Prométhée ? Eschyle ? Ou est-ce le dieu qui tient l’homme et l’inspire ? Entre le dieu et l’artiste existe une étroite interdépendance, un monstrueux échange qui renvoie tour à tour l’homme et le dieu, le créateur et son œuvre, au nombre des fictions sans réalité. L’homme est l’image du dieu, mais l’homme retourne au dieu sa supériorité dans l’ordre de l’existence, et le dieu à son tour est bien une œuvre humaine. Où est l’origine ? Encore plus loin, dans ce sein maternel d’où sortent les doubles ; les dieux, du sourire, les hommes, des larmes, la musique et le mythe, Prométhée et le vautour. Qui, plus que Wagner est Prométhée, mais qui sait mieux que Nietzsche, qui est le vautour ? Comme Dionysos dont il est le masque, les figures de Prométhée s’échangent ; « Prométhée ne devait-il pas, par une sorte de délire, s’imaginer d’abord avoir dérobé la lumière, et devoir expier ce crime – pour enfin découvrir qu’il avait créé la lumière par son désir de lumière, et que non seulement l’homme, mais aussi le dieu était l’œuvre de ses mains, de l’argile façonnée par ses mains ? Le tout rien que des images du créateur d’images ? – comme aussi le délire, le vol, le Caucase, le vautour et toute la tragique Prometheia de tous les chercheurs de la connaissance ? »[15]

Nietzsche pourra dans le Gai Savoir, et par le Gai Savoir, jongler comme le divin sculpteur et ses fragiles créatures, inverser les images, échanger les significations, à son gré faire et défaire, Prométhée « et » vautour, touchant, l’ombre d’un instant, l’étendue de sa force créatrice avant de replonger dans l’oubli de son propre pouvoir, et de prêter aux êtres, aux autres, une existence indépendante, à laquelle il serait soumis. En même temps qu’un ouvrage commémoratif écrit sous la dictée du père, écrit en hommage reconnaissant pour ce don d’existence, la Naissance de la Tragédie, est l’affirmation d’un pouvoir hérité, capable de s’affirmer dans la séparation.

Nous voudrions maintenant montrer que Nietzsche s’identifie à la fois au héros d’Eschyle, à Prométhée déchiré par son vautour et qui parviendra à s’en délivrer, et à Œdipe, héros passif de la tragédie sophocléenne qui est pour Nietzsche l’image de sa propre situation, lui, le « dernier philosophe », prêt à laisser toute la place à l’artiste.

Jamais Nietzsche n’évoque Prométhée sans l’associer à Œdipe, dont il fait un autre Titan lui aussi en proie au vautour. « Redoutable solitude du dernier philosophe ! La nature le méduse, des vautours planent autour de lui. Et il crie à la nature : donne l’oubli ! Oublier ! Non, il supporte la souffrance comme Titan, jusqu’à ce que le pardon lui soit accordé dans l’art tragique suprême ». Tel est ce que nous enseigne dans le livre du philosophe, l’aphorisme 85. Or nous apprendrons sur la même page, que ce dernier philosophe en son soliloque de détresse, Nietzsche le nomme OEDIPE. La tradition grecque ne veut-elle pas que le vautour et le sphinx soient de signification équivalente, tous deux issus de l’union incestueuse de la Vipère Echidna et de sa monstrueuse progéniture ? Tous les monstres ne sont-ils pas sortis de terre ? Le vautour comme le sphinx sont des figures de la Déesse-Mère, la Terre originaire, la Grande-Mère phallique, première génitrice. Mais cela Nietzsche ne le dit pas, les vautours déchirant Œdipe seront ses crimes.

Œdipe et Prométhée sont des doubles, des figures inverses du dieu célébré par la tragédie même, des masques de Dionysos. Œdipe accompagne Prométhée comme son double passif. Ces deux grands coupables du monde grec forment couple. Prométhée, lui, a virilement péché, Œdipe de manière juive et féminine, déjà plus hébreu que grec, déjà chrétien en somme, presque « saint ». Ce sont les héros de la connaissance tragique. Le sage Œdipe, comme Nietzsche le désigne toujours, et Prométhée, l’avisé, le prévoyant, sauvent l’homme par l’art. En disant l’horreur, en l’exhibant, ils la surmontent. Savoir cela, c’est le secret exaltant livré par la solitude. Il permet de comprendre que l’homme ne doit son salut qu’à lui seul, que les dieux sont son œuvre, le reflet de son image, l’écho de sa propre voix. L’art est le miracle de la solitude. La détresse, quand elle est criée, n’est plus sans issue, elle est « beauté tragique » qui magnifie l’existence et la justifie. Il suffit de reproduire le malheur, de le répéter sur scène, de le raconter pour transformer le malheur en volupté, tel est le secret tragique. Le salut est dans le simulacre. Mais attention nous disons bien le simulacre, pas le fantasme. Tout le cheminement sera de passer du fantasme au simulacre : de transformer Œdipe en Prométhée, Œdipe aveugle en Prométhée clairvoyant, la souffrance endurée malgré soi en souffrance volontairement consentie, conduire Œdipe à Colone et délivrer Prométhée.

Œdipe, Prométhée, des Titans, des types hors mesure, dont toute la sagesse est paroxystique, repoussant la loi en vigueur, bouleversant les frontières, mais dans l’autre temps de la respiration dionysiaque, retraçant la loi suprême, celle qui contient comme un moment nécessaire, son propre émiettement. Dionysos dépecé par les Titans qui dispersent et ingèrent les morceaux du dieu mais les Titans sont eux-mêmes déjà des morceaux du dieu ; les dieux, non seulement se dévorent et s’émasculent, ils se fondent les uns dans les autres et se contractent en un seul qui est plusieurs. Les Titans sont bien les masques de Dionysos, ce sont ses propres morceaux en mal d’unité, tronçons douloureux du dieu multiplié. La musique est la respiration même de cet excès d’amour qui soulève le monde. Prométhée est la force d’amour qui lève le monde comme Atlas, son frère, sur son propre dos. Et il s’agit bien de poids, les démons sont pesants, les menaces sont d’écrasement. L’effort prométhéen soulève, dresse, redresse. Le crime est noble, Nietzsche proclame la noblesse de ses Titans. La faute de Prométhée est pleine de dignité, et celle d’Œdipe, l’homme noble, n’est pas sienne non plus, un dieu l’y a contraint, un dieu le lui a soufflée. Prométhée l’a guidé, qui permet le viol de la Nature-Mère, l’avènement de la culture et de la technique. Les mêmes sont indissociablement maudits et rédempteurs, comme le dieu à la double nature, néfastes et salvateurs. Prométhée voleur, sacrilège, menaçant pour les dieux, n’est pas seulement compatissant à l’homme, Zeus lui devra deux fois son trône. Œdipe délivre Thèbes de la Sphynge, mais son crime impuni vaut aux Thébains, la peste. Le même construit et détruit, selon la respiration même du dieu.

Prométhée est le païen, l’impie, le dieu rebelle qui ne veut pas d’un maître, mais d’un ami. Prométhée a voulu sciemment sa faute. Il a su ce qu’il endurerait. Prométhée savait tout à l’avance, il a la connaissance du futur. Œdipe cherche à connaître le passé, il ne sait pas qui il est. Mais tous deux, l’homme et le dieu, sont semblablement soumis au destin. Prométhée en pleine lumière, Œdipe dans les ténèbres. Œdipe est l’homme pour lequel le dieu souffre, Prométhée est le dieu qu’Œdipe incarne. Prométhée est une figure lumineuse, solitaire, mais c’est un dieu souffrant, exposé, crucifié à la frontière de deux mondes, permettant le passage. C’est un bienheureux pénétré d’un désir qui le fait homme, donnant part du privilège de sa race, détruisant la hiérarchie, l’ordre cosmique, il est la force du devenir qui bouleverse ce qui est, et sans cesse l’excède. Œdipe est une figure douloureuse, nocturne, un malheureux voué à l’égarement, mais qui au terme de son errance et de son aveuglement retourne en la terre bénie, réconcilié avec la lumière.

Prométhée-Œdipe, Nietzsche les présente associés et en contraste. Associés dans le crime et la démesure, dans la noblesse d’une faute qui n’en est pas une, mais un acte admirable. Comment considérer comme des crimes l’excès d’amour de Prométhée pour les hommes, la solution de l’énigme du Sphynx ? Pourtant ce seront fautes au regard des dieux. Ces héros de la connaissance ont franchi la frontière qui délimite l’humain du divin, ce sont des médiateurs. Les dieux les châtient d’être sortis de leur domaine propre, l’un d’être descendu chez les hommes, l’autre d’atteindre au secret des dieux. Dans les deux cas, le divin et l’humain s’interpénètrent, il y a confusion, il y a sacrilège ; l’amour excessif de Prométhée pour les hommes est menaçant pour les dieux, la sagesse excessive d’Œdipe aussi, qui supprime l’obstacle envoyé aux Thébains et cela par la seule force de sa réflexion. Dans leur démesure même, Prométhée et Œdipe sont des manifestations, des expressions de Dionysos. Par le double instinct de l’art (doppel-trieb), ces héros à la double essence, sont reflet du dieu à la double nature, ses incarnations, ses doubles ; ils sont salvateurs parce que « figures » de Dionysos, parce qu’ils se montrent et se font entendre, parce qu’on peut les voir et parce qu’ils parlent, qu’en eux Dionysos apparaît, et que leur apparition en tant qu’image et parole est la marque d’Apollon donnant visage et voix à Dionysos sans visage et sans voix…

Œdipe et Prométhée sont en effet des apparitions, au sens surnaturel du terme, des hallucinations collectives, des visions engendrées par les souffrances des hommes et qui les apaisent. Nietzsche plonge dans les labyrinthes de la tragédie grecque, il pressent qu’il se passe là un phénomène magique, beaucoup plus extraordinaire que lors des séances spirites d’où il est revenu écoeuré.

Voici que sur scène, le chœur, par ses incantations, va faire se lever le dieu, le rendre présent, visible et audible à tous les spectateurs. Il s’agit bien en effet de medium et de suggestion. Le chœur invoque le dieu et le dieu descend en ses serviteurs et les possède, il leur donne des visions et des voix. Le théâtre moderne nous a privés de la compréhension d’un tel phénomène. Il y a beau temps que sur scène, il n’y a plus aucune magie, mais d’innombrables et savants trucages. Le spectateur sait bien que l’acteur joue un rôle, que le décor n’est qu’un décor, que nous n’avons qu’une pâle copie de réel et que nous assistons à une « représentation ». Ce n’est pas que le Grec croyait à la réalité de Prométhée souffrant, au pont de se précipiter sur l’acteur pour le délivrer, mais l’état d’esprit, l’état d’âme du Grec au théâtre était tout autre. Il y venait comme à un culte. Son émotion était extrême, son bouleversement total. Il était prêt à accueillir dans le masque et le costume de l’acteur, le suppôt du dieu responsable de son envoûtement. L’art tragique place l’homme en face d’une réalité autre, fiction plus vraie que le réel quotidien qui n’a rien à voir avec lui. L’art tragique fait surgir l’univers fantasmatique au moyen des simulacres. Ce qui se passe sur scène ne fait pas bouger le spectateur grec. Ce n’est même pas qu’il apprenne quelque chose, mais il voit ses propres fantasmes reproduits, évoqués. Il dépouille toutes les pseudo-différences pour se retrouver seul, « tout nu », aux prises avec ses fantasmes persistants. Il a le spectacle de sa propre douleur, il souffre la passion du héros et du dieu, et cette communion l’exalte et le secoue d’une émotion infinie. Voir souffrir l’autre comme soi, se voir souffrir est une jouissance inouïe, une volupté sans égale. Le dégoût de vivre s’y transforme soudain en transport, la terreur en ivresse, la souffrance en enthousiasme. Transfert d’émotion, passation d’âme en quelque sorte, phénomène de voyance, aptitude de visionnaire, de contagion artistique. Tous deviennent tous, tous sont interchangeables, dans l’oubli de leurs particularités, ils se confondent avec le dieu dédoublé, présent là sur scène par délégation, présent dans l’acteur qui lui prête sa voix et porte son masque, et, absent, caché, invisible. Le spectateur grec est capable de voir le dieu dans l’acteur, car lui-même n’est plus lui-même. Plus personne n’est quelqu’un, il n’y a plus qu’une seule extase où l’homme redevient le dieu qu’il est, souffrant, désarticulé, ivre de joie du triomphe des forces de la vie. Les mythes les plus atroces, consolent alors et protègent. Les Grecs ont blessé leurs yeux à regarder le soleil noir, la tragédie est le jeu de taches colorées enfantées par leur regard de fièvre. Dans leur détresse, ils voient de la lumière, ils ont des éblouissements, des apparitions. Leur œil brûlé d’angoisse s’invente pour guérir ces images qui parlent.

Ainsi la Naissance de la Tragédie présente deux versions du même héros de la connaissance, deux figures contrastées de Dionysos, sous les traits de Prométhée et d’Œdipe. Nietzsche introduit le même type de rapport entre Œdipe et ses crimes qu’entre Prométhée et ses vautours. Œdipe a excès de sagesse. C’est là son seul crime. Le reste est conséquence, punition, aveuglement des dieux. Œdipe est puni par ses crimes, comme Prométhée est dévoré par les vautours. L’histoire d’Œdipe est en quelque sorte, la traduction de la tragédie d’Eschyle en langue sophocléenne. D’Eschyle à Sophocle, on passe d’un ordre de transposition à un autre, comme lorsqu’on va du registre du langage le plus universel, celui de la musique, à celui plus particularisé de l’image et du langage. Sophocle s’éloigne d’un degré du fond informe et accentue la maîtrise apollinienne. Son dialogue est l’énergie indomptable devenue mouvement exubérant et souple, « danse ». Nietzsche remarque la parenté entre la langue de Sophocle et la danse. La danse fait affleurer à la surface, en belles figures, l’énergie dionysiaque insondable. Apollon, maître du chœur, maître de la langue, rythme l’incoercible fond et le force aux belles paroles. Dans la tragédie de Sophocle, le héros, plus apollinien, s’individualise davantage, sa psychologie se précise, il devient un « caractère » et s’éloigne du type éternel. La place prépondérante est donnée au langage. Moins dionysiaque, la tragédie sophocléenne est aussi moins virile, plus proche de la belle apparence et des voiles efféminées. Entre les deux figures antagonistes et complémentaires que dessinent Prométhée et Œdipe, s’installe le même type de relation qu’entre Dionysos et Apollon. Œdipe est le double de Prométhée, son reflet, mais dans un registre de moindre densité ontologique si l’on peut dire ainsi, un double inversé, pâli, un négatif. La légende oedipienne, en transposant, dans le règne humain, l’épopée divine, en propose en quelque sorte l’aspect féminin. Les deux Titans sont nobles et empreints de la plus haute dignité, pourtant Œdipe est à Prométhée, ce que le Sémite est à l’Aryen. Il est intéressant de voir apparaître ainsi une dichotomie ethnique qui prétend distinguer au sein du même peuple grec, deux couches raciales, décelables par une double présentation du péché originel. La « passivité » d’Œdipe, à l’égard du destin qu’il subit malgré lui, et sans clairvoyance, s’oppose à l’attitude « active » de Prométhée, souffrant en toute connaissance de cause et en pleine conscience de ce qu’il a fait. Le mythe prométhéen semble proposer une traduction aryenne du mythe sémitique du péché originel, alors que la légende d’Œdipe en est beaucoup plus proche. Nietzsche se demande d’ailleurs, si le mythe de Prométhée, voleur de feu, et le mythe de la faute adamique ne seraient pas apparentés et il précise dans le texte allemand, « comme un frère et une sœur ». Inutile de dire qu’en l’occurrence, c’est le mythe sémite qui est « la sœur » de son double viril. La manière aryenne de pécher est active et masculine, elle est le fait du mâle, tandis que la conception sémitique pense le mal faire sur le modèle des défauts féminins et si l’on compte au nombre de ceux-ci la curiosité et la concupiscence, Œdipe et le Sphinx peuvent ici se profiler de manière très privilégiée. Œdipe, c’est donc le Grec christianisé, déjà hébreu au moins, le sage qui tire sur le saint. A l’opposé, Prométhée est le Grec fortement dionysiaque, aryen, conquérant, créateur d’hommes autonomes, maîtres de leur destin, qui ne devront qu’à eux-mêmes leur sagesse, faisant fi de toute piété, c’est le type de l’artiste créateur, eschyléen par excellence. A ce niveau, un glissement s’opère où, dans la relation à Wagner, Nietzsche est beaucoup plus Œdipe, et Wagner, Prométhée. Entre les deux, la distance peut même être mesurée. Elle est le rapport de un à mille. C’est toute la distance qui sépare l’homme de la femme, quand il s’agit d’aller au diable, comme dans le Faust de Goethe que Nietzsche aime si souvent citer.

L’homme franchit d’un seul bond, le parcours que la femme aura parcouru en mille petits pas. Du dieu à l’homme, de l’homme à la femme, de la musique au langage, de l’aryen au sémite, de Prométhée à Œdipe, de Wagner à Nietzsche, la distance est la même. Cependant le jeu prométhéen est justement de créer des créatures autonomes, qui effacent la distance originelle, une race d’hommes affranchis, libres de toute obédience, d’une divine impiété et créateur à leur tour. Qui alors est Prométhée ? Prométhée engendre Prométhée ? Est-ce Eschyle qui a créé Prométhée ou Prométhée Eschyle ? A un certain niveau, les différences s’estompent, l’ordre ancien se renverse, et un ordre nouveau s’établit. Œdipe, le sage Œdipe, Œdipe à Colone devenu saint, n’en est pas moins grec d’abord, et même si de façon privilégiée, Nietzsche, sur ce point, comme tant d’autres précédant Freud, en use pour caractériser le monde passif des fantasmes, il peut s’échanger avec son double actif, son jumeau prométhéen, et devenir un créateur de simulacres, un Titan aux prises avec des monstres qu’il faut maîtriser, si bien qu’il nous faut, sous un éclairage nouveau analyser le relation d’Œdipe au Sphinx, comme nous avions analysé celle de Prométhée à son vautour. Cette ambivalence d’Œdipe, héros à la fois actif et passif, Nietzsche l’a tout de suite notée, dès qu’il a parlé d’Œdipe. Œdipe n’a pas la maîtrise parfaite de son comportement ; quand il agit, son activité le réduit à la plus totale impuissance, mais quand il se livre passivement aux pires souffrances, c’est alors qu’il a la plus haute activité, et exerce sur tous les hommes, une action suprêmement rédemptrice. Mais le plus important est de sonder la faute d’Œdipe. De quoi Œdipe est-il coupable ? Quel est son crime ? C’est là en effet qu’une surprise nous attend. Œdipe est quand même plus grec qu’hébreu, même si le glissement pourra s’opérer plus facilement, de lui au chrétien. C’est une version « féminisée » du Prométhée, mais c’est une version grecque. Œdipe n’est pas encore un saint, qui plus est, il n’est même pas un pécheur. C’est un sage grec. Sa faute est seulement de trop de sagesse. De cette surhumaine sagesse, témoignera son extraordinaire aptitude à résoudre des énigmes. Celle du Sphinx d’abord, dont il délivrera Thèbes. Nietzsche ne s’y attarde pas, pourtant c’est cet acte qui, plus que tout autre, va caractériser Œdipe. Le reste, le meurtre du père, l’inceste n’en seront que les conséquences déployées, ce ne seront pas ses actes propres. Les effets des actions sont soigneusement séparés des intentions L’acte a son autonomie. Nietzsche insiste à plusieurs reprises sur le registre « magique » qui entoure comme d’un halo, les actes d’Œdipe. La magie, c’est justement la rupture de la causalité linéaire et l’introduction de la réversibilité des causes et des effets. Or si nous essayons de débrouiller le difficile rapport qu’établit Nietzsche entre la sagesse supranormale d’Œdipe et l’inceste, nous le voyons indifféremment faire de l’inceste la cause de la sagesse monstrueuse d’Œdipe ou au contraire la considérer comme l’effet dérivé de l’acte sacrilège.

Quand il parle, pour la première fois d’Œdipe, dans la Naissance de la Tragédie, c’est pour affirmer de façon péremptoire que « c’est à cause de sa sagesse excessive qui lui fit deviner l’énigme du Sphinx, qu’Œdipe fut précipité dans un tourbillon affolant de crimes »[16]. On ne saurait être plus précis. Ici, l’inceste, comme le meurtre, est considéré comme le châtiment. Autrement dit, et c’est là tout l’enjeu, Œdipe n’est pas coupable. Ses crimes sont le châtiment, pas la faute. Il n’existe pas de lien de causalité entre le crime et le châtiment. Comme Prométhée, Œdipe ne pèche pas. Un Grec ne peut pas pécher, un noble ne le peut, par race, il ne peut être qu’égaré par un dieu. La seule faute possible est de démesure. Œdipe, comme lui-même le précisera, à Tirésias, dans la tragédie de Sophocle, a pu dénouer l’énigme du Sphinx par sa seule intelligence, « il ne consulte pas les oiseaux, par un simple effort de réflexion, il en termine avec le monstre » (v. 399-400). Ainsi l’inceste est d’abord présenté comme une conséquence de l’égarement dans lequel les dieux jaloux de sa sagesse, ont plongé Œdipe. Cette interprétation est cependant un défi à l’ordre chronologique des actes commis par Œdipe. Le meurtre au moins, a sûrement précédé la résolution de l’énigme. Dans la tragédie de Sophocle, nous apprenons assez vite que c’est précisément la présence de la Sphynge « poikilodos », (chanteuse d’énigme), qui détourne les Thébains de rechercher le meurtrier du roi et de se purifier du crime. « Le Sphinx avec ses énigmes ne nous laissait pas le loisir de résoudre le mystère » (v. 130). C’est alors qu’Œdipe, en triomphant de l’énigme, délivre Thèbes et obtient d’épouser la reine Jocaste, veuve de Laïos, en même temps qu’il reçoit le royaume Thébain. Nietzsche en parlant de la « trinité des actes fatidiques », cite maintenant les deux crimes avant de nommer le déchiffrement de l’énigme, comme si les crimes commis antérieurement avaient placé Œdipe hors la loi, hors nature, et l’ayant fait devenir monstre lui avaient acquis l’aptitude à résoudre l’énigme proposée par un monstre. Or, précisément Nietzsche va insister sur une possible interprétation de cet ordre des actions, qui dément pourtant celui rapporté par la tragédie. Il va mettre en relation la sagesse et l’inceste en rappelant cette légende qui, en Perse, veut qu’un mage soit né d’un inceste. Il est difficile, de toutes façons, d’appliquer la situation à Œdipe lui-même. Œdipe n’est pas né d’un inceste, il en commettra un. Comment Nietzsche peut-il prétendre expliquer la sagesse d’Œdipe en évoquant une naissance incestueuse ? A moins de mettre en cause Laïos lui-même son père, dont il est vrai, le cas est bien mystérieux. N’est-ce pas lui, en effet que la prédiction de l’oracle concernait ? Quel crime avait-il commis pour être ainsi interdit de postérité ? On a parlé de l’homosexualité de Laïos. Laïos se serait épris du fils de Pénélope, Chrysippos. Chrysippos enlevé par Laïos, se serait tué de honte; Pénélope aurait maudit Laïos. Hara aurait alors envoyé la Sphynge dévorante de Thèbes pour punir les Thébains de n’avoir pas réprouvé leur roi. On peut s’étonner cependant que ce soit, en ce cas, l’oracle d’Apollon qui ait transmis la sentence, le divin amant de Hyakinthos était mal placé pour sanctionner ce genre de crime. Quoiqu’il en soit, on sait que la Sphynge était à Thèbes par la faute de Laïos. Certaine tradition voulait même qu’elle ait été une fille naturelle de Laïos, ce qui, si l’on en croit le caractère érotique de la Sphynge, mis en évidence dans l’iconographie des vases grecs, pourrait suggérer un autre type d’inceste, cette fois entre Œdipe et sa sœur. Jocaste, en cette affaire n’est pas non plus épargnée. On peut savoir que son frère Hémon, jeune homme d’une grande beauté, fut une des victimes de la dévoreuse d’hommes. Mais la tradition la plus fréquente, fait de la Sphynge un monstre dérivé de la Terre-Mère et veut qu’elle ait été engendrée par l’accouplement incestueux d’Echidna, la Vipère, monstre mi-femme, mi-serpent, elle-même née de Gê, la Mère universelle et de son fils Orthros, le chien de Géryon, dont elle tire pour la désigner parfois, l’appellation de « chienne ». Puissance chtonienne, la Sphynge a relation privilégiée avec la Terre-Mère dont elle est, comme tous les monstres, l’émanation. Sa maîtrise assure à celui qui triomphe, la souveraineté, la possession de la terre de Thèbes, alors que le mariage avec la reine n’en est que la consécration symbolique. Dans la forme populaire du mythe que rapporte Marie Delcourt[17], Œdipe triomphait certainement comme Ulysse de Circé, en s’unissant à la Sphinx et en la maîtrisant. Sa victoire lui valait un prix, le royaume de Thèbes. Vainqueur de la Sphinx, liée à la propriété du sol et rivée au rocher sur lequel elle se tient en souveraine, Œdipe devenait le conquérant de son patrimoine. Nietzsche, en mettant en relation la sagesse d’Œdipe, victorieuse de l’ensorceleuse Sphynge et l’inceste, semble se référer à cette tradition d’une hiérogamie sacrée où le futur conquérant mérite son royaume en recouvrant la Terre-Mère et en la fécondant. L’union incestueuse avec la mère avait la signification attestée par Artémidore d’Ephèse[18] d’un rite de magie destinée à vous faire roi ou mourir. L’union avec la Terre-Mère comme hiérogamie sacrée est suprêmement dangereuse, elle n’offre que la victoire ou la mort, comme le déchiffrement de l’énigme de la Sphinx dont la question en apparence anodine contraste étrangement avec la gravité de l’enjeu. L’interrogé répond sur sa tête. La Sphinx est donc, dans l’Antiquité, au nombre de ces démons sanguinaires et libidineux. « Animal terrible dérivé de la mère », Jung dit qu’elle est « une masse de libido incestueuse »[19]. Dans la relation à Œdipe, la Sphynge est la mère phallophore. Il est sûr, en tous cas, que les exigences de la Sphinx, comme le révèle l’iconographie des vases grecs, n’aient pas été d’ordre seulement intellectuel, auprès des jeunes voyageurs qu’elle arrêtait. Elle a tous les attributs des incubes, ces démons femelles chez les Grecs et que les Latins feront mâles, agresseurs de jeunes femmes. Dans le Zarathoustra, Nietzsche dira du démon de la mélancolie qu’on ne sait s’il est mâle ou femelle. Ces incubes représentaient dans la Grèce archaïque, les âmes en peine. Le port des ailes indiquait leur origine psychique. Ces esprits des morts errants, venaient hanter le sommeil des vivants, leur donnant des cauchemars. Le cauchemar[20] est le rêve d’angoisse d’un démon pesant, jetant un poids très lourd sur le dormeur. On sait que ce démon écrasant vint souvent visiter Nietzsche. « Alpa ! Alpa ! » crie-t-il dans le Zarathoustra, syllabes formées sur le mot allemand « Alptraum » : cauchemar. Le gnome pesant de tout son poids sur les épaules du grimpeur de montagnes et lui intimant de se jeter en bas dans l’abîme, est une de ses nombreuses manifestations.

Ainsi nous a-t-il fallu débrouiller le difficile rapport que Nietzsche établit entre la sagesse d’Œdipe et l’inceste, décelant une relation de filiation réversible. La victoire sur la Sphynge symbolise déjà l’union incestueuse avec la Terre, Mère de tous les monstres. C’est cet inceste là, originaire en somme, qui consacre Œdipe maître de la Sphynge et conquérant de Thèbes ; l’union avec Jocaste, sa mère par le sang n’est alors que dérivée et symbolique à son tour. Elle ne fait que répéter l’aspect monstrueux de la sagesse d’Œdipe, qui pour vaincre la nature, ce Sphinx à la double nature, a dû se mettre hors la loi et défaire l’ordre naturel et moral. Mais aussi bien, ce peut être l’inverse, et l’union avec Jocaste, la mère-épouse préfigurer la monstrueuse aptitude à vaincre la nature, et à résister triomphalement à ses lois réduisant ainsi à sa merci la Sphynge dévoreuse. Précédant la victoire sur la Sphynge, ou la consacrant, l’inceste d’Œdipe avec Jocaste n’est que le signe répété d’une souillure plus originelle, où la vie se retourne contre la vie, et « s’incisant elle-même » devient, au risque de périr complètement, esprit. L’homme, en tuant son père et en réensemençant le sillon qui l’a engendré, devient ainsi son propre géniteur, et par ces actes contre-nature, il s’engendre lui-même comme un monstre, c’est-à-dire, celui qui ne ressemble pas à ses parents.

La sagesse est une monstruosité, elle doit pour surgir détruire l’ordre inscrit dans la nature. Ces héros de la connaissance sont punis pour leur savoir même car ils outrepassent les droits de leur individualité. Ils remontent à l’origine et savent la fin des dieux et des hommes.

Enfin, il nous faut interroger l’énigme elle-même posée par la Sphynge. Remarquons que la Sphynge est poétesse et musicienne. Elle pose sa devinette en vers et elle la chante. La Sphynge, comme les Sirènes, lie la musique ensorcelante au danger de mort et d’anéantissement. La musique, nous l’avons vu, plus que toute autre forme d’art a partie liée à l’excès du désir. Seule, elle est menace de mort pour l’individualité. Elle appelle au néant, à l’abîme, elle exige pour être supportée le secours apollinien de la parole. C’est par sa parole qu’Œdipe se délivrera de la chienne chantante. L’image déjà y aurait suffi. Les scoliastes rapportent que la solution d’Œdipe à la question posée par la Sphynge aurait été le fait d’un malentendu. La Sphynge ayant demandé à Œdipe quel est l’être qui n’a qu’une voix et quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir. (Remarquons que la question dans sa teneur même a tout l’air de désigner un monstre). Œdipe aurait alors placé son index sur le front dans l’attitude de la réflexion que l’on voit le plus souvent reproduite dans l’iconographie, et la Sphynge aurait cru qu’Œdipe se désignait lui-même en réponse à la question posée. Il est vrai que l’énigme, dans la mesure même où elle mettait l’accent sur la démarche, semblait plus particulièrement s’adresser à Œdipe infirme, boiteux, comme une allusion voilée. C’est le charme de l’énigme que de se poser très particulièrement à chacun, sous le masque d’une généralité formelle. De ce fait, la distorsion sera plus grande encore entre Œdipe capable de résoudre l’énigme du Sphinx et de reconnaître l’homme, dans les étapes de son existence, et tellement incapable de savoir qui il est, lui, Œdipe, jusqu’à se proclamer au sein de la pire infortune, le « fils de la Fortune ». Tel est peut-être le sens de cet énigmatique sourire du Sphinx. On connaît la passion grecque pour les énigmes. Nietzsche en parle souvent. Il remarque que le plaisir de trouver est tel, qu’il va chez Œdipe débrouillant le mystère de son origine, l’emporter sur l’horreur des révélations qui lui sont faites. Nietzsche a rapporté aussi ce qu’on dit d’Homère, qui se serait tué par dépit de ne pouvoir venir à bout d’une énigme posée par de jeunes pécheurs. Jouer ainsi sa tête sur une devinette, lier la mort au plus futile des jeux de mots, c’est l’attitude dionysiaque par excellence, dont le secret est justement de savoir qu’il n’y a rien de plus grave qu’un jeu de mots, c’est celle de Nietzsche complice de Wagner, pour penser que, l’Allemagne fût-elle en guerre, rien n’est plus « sérieux » que le problème de l’esthétique musicale. N’est-ce pas le véritable lieu de la vie et de la mort ?

On sait aussi que Nietzsche retient cette interprétation selon laquelle Œdipe aurait répondu « Moi » au Sphinx, mais en toute connaissance de cause, cette fois, et non par un geste mésinterprété. L’énigme ne fut pas vraiment résolue, simplement elle se donne à voir son propre reflet, à entendre en écho sa propre voix, c’est l’heure monstrueuse, où là déjà, l’Un s’était scindé en deux. Si Œdipe peut, non pas répondre, mais constituer la réponse en renvoyant en écho la question, en la retournant, c’est que, plus que tout autre, il a part au grand jeu des doubles. Il est l’Homme ; autant l’homme-réponse à la question de la Sphynge, que l’homme-question qui ignore précisément ce qu’il est dans sa spécificité. Monstre face à un autre monstre, surgi de l’abîme à sa suite, « à sa place », substituant à la question posée, question concernant l’ensemble, la question profonde : qui suis-je moi ? Avec cette question, la monstruosité se déplace, un autre abîme est à sonder. Ainsi comme Œdipe et comme l’homme en général, Nietzsche sera-t-il réponse à l’énigme, mais réponse qui est renvoi à la question. L’homme-réponse à la question de la Sphynge et qui sauve ainsi sa tête, l’homme déchiffreur d’énigmes et rédempteur du hasard horrible. « Comment supporterai-je d’être homme, si l’homme n’était pas aussi poète, l’homme déchiffreur d’énigme, rédempteur du hasard ? »[21].

Œdipe a eu le courage de la réponse à l’énigme. Importe moins la réponse donnée, qui n’est au fond qu’une autre forme de la question elle-même, que le courage d’affronter l’abîme. Le courage tue le vertige, et jette à bas le gnome, l’horreur qui pèse sur les épaules, le démon pesant et ses fantasmes funèbres. « C’est beaucoup que de répondre, lorsqu’une telle énigme est posée : et c’est beaucoup de croire avoir résolu une telle énigme. Au seul courage qu’on lui oppose dans la réponse à l’énigme, le Sphinx se précipite à bas. (ego) » [22]. Nietzsche, nouvel Œdipe, sait que l’énigme déchiffrée n’est que l’écho de la question posée, que le déchiffreur n’est lui-même que l’image de la question. A l’énigme du Sphinx, une seule réponse : Moi, un seul danger, l’explosion de l’ego. A l’énigme posée, la réponse est de nommer « l’auteur » même de la question. Et le Sphinx disparaît devant la lucidité concernant son origine. Monstre engendré par l’abîme, tiré du néant par l’homme et reconduit au néant par lui, l’homme-solution de l’énigme. L’homme est le « mot » de l’énigme, mais à s’exprimer ainsi, on comprend bien que rien n’est fini et qu’au contraire le destin d’Œdipe commence. Le libérateur de Thèbes s’enfonce dans la nuit de sa fatalité. Il faudra que le libérateur se délivre lui-même, « libère-toi toi-même », cri que l’on lance au prétendu libérateur, à Jésus, comme au vouloir captif du chant de Zarathoustra de la Rédemption. Suprême défi au rédempteur. La sagesse sera de se savoir soi-même le Sphinx et de se rendre au néant.

« Ici tu sièges, inexorable autant que la convoitise du nouveau qui m’a contraint d’aller jusqu’à toi : allons, Sphinx, Je suis un questionneur comme toi : cet abîme nous est commun. Serait-il possible que nous parlions d’une seule et même bouche ? »[23]

Nietzsche se sait Sphinx autant qu’Œdipe, les sachant tous deux, versions différentes et contrastées du même. Dans le chant des filles du désert du Zarathoustra, Nietzsche se dit, en demandant pardon, pour un tel péché contre la langue « umsphinxt », « ensphinxé », c’est-à-dire tombé au fond du ventre délicieux du désert, au fond d’une oasis parfumée. La Sphynge, mère phallophore, exerce jusqu’en ces lieux son obsédante présence, dans le détour d’une présentation qu’on pourrait dire sucrée, édulcorée en somme, comme cette datte gonflée à laquelle Nietzsche, significativement se compare :

« Cette datte gonflée d’or et qui rêve
D’une bouche ronde de jeune-fille
Et surtout de dents virginales
Glacées, neigeuses, tranchantes… »[24]

Le plaisir est ici décrit sur fond d’angoisse castratrice. Le poète est paralysé par le plaisir comme un fruit trop mûr, subissant les assauts de mille désirs et caprices d’insectes, assiégé par les filles du désert et contemplant l’unique palmier dansant dans le vent comme une danseuse unijambiste. Qui donc a croqué l’autre jambe et empêche le rêveur de fuir et de sortir de ce cauchemar qui dit, délicieusement, l’horreur de la mutilation. Le plaisir englue, il menace de castration, il faut y renoncer, évoquer la force du lion, rugisseur de morale, celui justement qui dit non, échapper au danger des mirages du désert, retrouver l’Europe puritaine et ses interdits. « Sois un homme, Suleïka » ! chante Zarathoustra, le salut est dans une virilité contenue, intacte : « Ne pleure plus, Doudou ». Cette menace castratrice qui se déplace à la jambe et le plus souvent même au pied, nous ouvre à d’autres considérations concernant Œdipe. Il est en effet, hautement significatif qu’Œdipe soit boiteux. Ce signe de la dissymétrie dionysiaque n’a pu laisser Nietzsche indifférent, quand on remarque son extrême sensibilisation à cette infirmité. Entre ses doubles surhumains, entre Dionysos, le boiteux et le diable, au pied fourchu, Œdipe est l’homme boiteux. Dans la tragédie de Sophocle, il est bien précisé qu’Œdipe a dû son nom « Pied enflé », à la mutilation exercée par son père à sa naissance.

« Le messager. J’ai défait tes liens : tu avais le bout de chaque pied transpercé.
Œdipe. O opprobre de mon jeune âge ! J’en porte encore la marque.
Le messager. Cette cruelle circonstance t’a même donné ton nom !
Œdipe. Par les dieux, qui me l’a donné ? Mon père ou ma mère ? Réponds.
Le messager. Je l’ignore. Celui qui t’a remis entre mes mains le sait mieux que moi ». (v. 1035 sq.).

Cette particularité d’Œdipe est d’autant plus frappante que nous savons par ailleurs que Labdakos, nom qui désigne son grand-père, le père même de Laïos, signifie le boiteux. Laïos en mutilant son fils, voulait-il lui transmettre, à lui, sa progéniture interdite par les dieux, le signe faste de son propre père ? Plus sûrement cette mutilation est-elle l’expression du souhait de voir disparaître celui qui n’aurait jamais dû naître, un signe de reconnaissance, et l’assurance de le vouer de ses propres mains à une future impuissance. Dans son étude sur Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paul Diel met en relation l’infirmité d’Œdipe et le meurtre de Laïos. Bousculé par l’arrogant vieillard, Œdipe aurait été d’autant moins enclin à lui céder prestement la place, que son incapacité à le faire, l’avait rendu plus susceptible sur ce point. Oedipe aurait frappé l’importun voyageur avec son bâton, transformant ainsi en arme vengeresse, l’instrument qui suppléait à son infirmité.

Ainsi du mythe d’Œdipe, Nietzsche va reprendre la question posée par le Sphinx et retenir la réponse donnée par Œdipe en écho, pour, à son tour, proposer le mystère de sa propre origine sous la forme d’une « énigme » qui ouvre Ecce Homo. Œdipe le sage est le premier homme qui nous ait appris qu’il n’y a pas de coupable et qu’il faut nous laver nous autres de cette idée de la souillure chrétienne. « Déjà Œdipe, le sage Œdipe savait puiser une consolation dans l’idée que nous ne pouvons rien sur ce que nous rêvons ! … Dois-je ajouter que le sage Œdipe avait raison, que nous ne sommes réellement pas responsables de nos rêves, pas plus d’ailleurs que de nos veilles, et que la doctrine du libre-arbitre a pour père et mère l’orgueil des hommes, et leur sentiment de puissance »[25]. Décidément, la faute est encore aux « premiers parents », mais quand on sonde leur propre origine, la faute disparaît à son tour, pour ne laisser que la conception d’une rivalité de l’homme et de l’autre que lui-même, qui s’oppose à lui, tout en lui ressemblant comme un frère. Le mythe d’Œdipe symbolise cette soif de savoir ce que je suis et le Sphinx est désormais le visage même pris par le problème de la vérité. Nietzsche affronte ce sphinx nouveau, la volonté de vérité elle-même qui lui enseigne à poser des questions. « En admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l’incertitude ? Ou même l’ignorance ? Est-ce le problème de la valeur du vrai qui s’est présenté à nous, ou bien nous qui sommes offerts à lui ? Qui est Œdipe ici ? Qui est le Sphinx ? Il semble que ce soit un rendez-vous de questions et de problèmes. Et le croirait-on ? Il nous semble en définitive que le problème n’avait jamais été posé jusqu’à présent, que nous sommes le premier à le voir, à l’envisager, à l’OSER. Car il comporte un risque et peut-être le risque suprême »[26].

Dans le livre du philosophe, celui que Nietzsche n’acheva jamais et offrit à Cosima, le philosophe tragique, qui maîtrise l’instinct déchaîné du savoir, et travaille pour une vie neuve en restituant ses droits à l’art, Nietzsche le nomme bientôt le dernier philosophe, et nous savons très vite que c’est Œdipe. Le philosophe de la connaissance tragique est celui qui sait la vérité horrible et qu’elle ne peut être supportée sans secours. Œdipe est celui qui est allé jusqu’au bout de la connaissance, jusqu’à ce point où elle se retourne contre elle-même. Comme le savant, Œdipe a tout sacrifié à l’avidité insatiable (Gier) de connaître. Il fut « le philosophe de la connaissance désespérée », prêt à tout pour savoir le secret qui le concernait, la vérité de son origine. Œdipe mordu par le serpent de la connaissance a été en proie à l’instinct illimité de connaître. L’horreur de l’ultime révélation l’amène à cette conversion dont Nietzsche parlait dans la Naissance de la Tragédie, à propos de l’exemple des Grecs : « Nous verrons cette avidité (Gier) insatiable de connaissance optimiste, telle qu’elle s’est personnifiée en Socrate, se transformer en résignation tragique et en besoin d’art »[27]. Œdipe est le symbole de cette conversion. Il offre bien l’image de cet appétit effréné de connaissance, de la perdition à laquelle il conduit. Mais il est le premier grand résigné, et en tant que héros de tragédie, donnant à voir et à entendre sa souffrance, il est lui-même la consolation offerte, l’œuvre d’art. A la fois, image de l’horreur vécue, et symbole du salut par l’art, il témoigne de l’impossibilité de privilégier la science à tout prix. C’est dire que Sophocle et avant lui Eschyle dans son Prométhée, connaissaient déjà l’aventure socratique et sa double issue. Œdipe et Prométhée symbolisaient le désir illimité de connaître et l’atroce souffrance qui en résultait, le vautour et les crimes, mais ils figuraient aussi la rédemption de la souffrance qu’ils exhibaient. Ils signifiaient le triomphe de l’art sur la connaissance, et la nécessaire limitation du savoir par l’art. L’aventure socratique sera de faire fi de cette sagesse et elle lancera les Grecs dans une nouvelle quête sans fin. « Quiconque a éprouvé le plaisir de la connaissance socratique a senti qu’en ces cercles (Ringen) élargis de proche en proche, elle tend à embrasser le monde phénoménal tout entier, ne sentira pas d’aiguillon plus vif à l’existence que le besoin d’achever cette conquête et d’enfermer l’univers dans le réseau indéchirable du savoir »[28]. Mais le serpent de la connaissance aux terribles anneaux, précipité dans un délire démesuré, finit par se dévorer lui-même. Le cercle de la science se fait vite cercle vicieux, laissant l’homme noble et bien doué, arrivé au bout de sa course, seul et sans secours, en face de l’abîme insondable. « Quand il découvre alors, à sa terreur, que la logique parvenue à cette limite se replie sur elle-même et finit par se mordre la queue, une forme nouvelle de la connaissance se fait jour, la connaissance tragique qui réclame pour être tolérée la vertu préventive et curative de l’art »[29].

Voilà le savant retourné à la sagesse des tragiques grecs. A moins que le savant ne puisse plus revenir à ces hauteurs, qu’il ne soit plus capable de cet ultime « renversement » et ne change son anxiété en ressentiment haineux contre l’art, ne cherchant plus qu’à détruire la tragédie et son enseignement, et mette ainsi en grand danger de mort, la civilisation grecque toute entière.

Œdipe est le dernier philosophe, à condition d’entendre « dernier » comme Nietzsche le précise, c’est-à-dire « relativement » à notre monde[30], ce qui peut représenter des générations entières. Le philosophe de notre temps, tel que Nietzsche le pense dans la Naissance de la Tragédie, ne peut plus travailler qu’à sa propre disparition, il doit laisser toute la place à l’artiste. Au temps de la tragédie grecque, le philosophe était aussi un artiste et un créateur. Mais la philosophie moderne a perdu le contrôle du savoir. Elle aussi a prétendu à l’absolu de la connaissance et s’est faite complice de la recherche de la vérité à tout prix. Désormais, elle n’est plus capable de retenir la science dans sa volonté de tout connaître avec certitude, fût-ce au prix de la petitesse croissante des objets de son investigation. Vendue à l’avidité théorique, la philosophie a trahi la vie, elle ne peut plus que faire amende honorable, avouer ses limites, son anthropomorphisme, reconnaître sa nécessaire soumission à la vie, la primauté de l’illusion et préparer le triomphe de l’art. Le philosophe moderne ne peut que remédier au mal accompli, et aider maintenant à vivre, en favorisant la suprématie de l’art rédempteur, « germanique » pour l’heure. « Contre le savoir, nous dirigeons maintenant l’art ; retour à la vie. Maîtrise de l’instinct de connaissance ! Ceci apparaît comme le salut de l’esprit allemand afin qu’il puisse devenir à son tour salvateur !

L’essence de cet esprit est passé pour nous dans la musique »[31]. Non plus le philosophe-artiste comme en Grèce, mais le musicien-philosophe, l’artiste capable d’engendrer de nouveaux mythes. Nous ne sommes plus à la hauteur grecque où l’artiste, le philosophe et l’homme d’action étaient un. De nos jours, le philosophe est celui qui doit remettre en place la hiérarchie pervertie par l’excès du savoir, et donner à l’art une place plus importante qu’à la science. C’est là la seule tâche qui lui revienne. Entre l’acte créateur de mythes et la science démystificatrice, le philosophe introduit une relation complexe. Il montre que la science n’est pas dans un rapport à la vérité foncièrement différent que l’art. Elle est seulement une fiction d’un autre genre, contrainte de se soumettre au réel et à l’efficacité de l’action, alors que l’art n’obéit qu’à la seule nécessité de ses rêves. Cependant la science, dans son développement, prive les anciens mythes de leur vertu de stimulation efficace, et les vide de toute force. Le philosophe doit alors aider à la disparition des vieux mythes désormais inopérants. Son rôle est essentiellement négateur et critique. Il devra s’efforcer de liquider les anciennes croyances, briser les idoles et d’aider l’artiste dans son œuvre de régénération. Comme le lion des trois métamorphoses de l’esprit, dans le prologue du Zarathoustra, le philosophe ne fait que nier, il ne saurait fournir aucune raison de vivre. Et quand enfin l’artiste pourra donner au peuple les mythes nouveaux dont il a besoin pour vivre, le philosophe sera superflu.

Nietzsche conçoit ainsi son rapport à Wagner. Il se dévoue corps et âme à la cause de l’art nouveau. Il envisagera très sérieusement d’abandonner la carrière universitaire pour se faire en Europe, le défenseur et le propagandiste de l’esthétique wagnérienne. On comprend que Nietzsche se soit senti très proche de Cosima, comme elle, entièrement dévoué au Maître. Mais Wagner était aux yeux de Nietzsche Eschyle revenu, le grand artiste tragique capable de régénérer l’humanité en perdition, et de lui insuffler les mythes nouveaux dont elle a besoin. Sur ce point précisément, Nietzsche va entrer dans un débat très particulier avec Cosima. Ce livre du philosophe que Nietzsche projetait d’écrire, était un plaidoyer destiné à la convaincre. C’est à elle qu’il offre le manuscrit interrompu. Une fois de plus Nietzsche charge son œuvre d’intercéder auprès d’elle. L’amour de Nietzsche pour Cosima et la conscience de l’influence maléfique qu’elle exerce sur Wagner se disputent en lui, le déchirent d’un douloureux et dangereux combat. En effet, si Nietzsche comme Cosima se consacre totalement à Wagner, leur conception du rôle de l’art de Wagner s’affronte dans une rivalité tacite dont Wagner est l’enjeu. Pour Nietzsche, Wagner ne pourra pleinement jouer ce rôle de régénérateur de la civilisation que s’il rompt complètement avec les anciens mythes, et promeut une nouvelle idée de l’homme. L’héroïsme siegfriedien a enthousiasmé Nietzsche, mais qu’arrivera-t-il après le crépuscule des dieux ? Quel nouveau type d’homme pourra naître quand l’ancien monde s’écroule ? Nietzsche donnera à son espérance la forme d’un drame ébauché qui devait s’intituler Prométhée, c’est-à-dire qu’il faisait de Prométhée l’impie, le héros essentiel et symbolique de son drame. Mais à ce Prométhée-athée, allait rigoureusement s’opposer le Parsifal que Wagner méditait. Dans la joute qui opposait la conception grecque à la conception chrétienne de Cosima, c’est elle qui allait l’emporter. Cosima fera la gloire et la perte de Wagner. Nietzsche devra s’avouer désespérément vaincu. Bayreuth et Parsifal ruinèrent définitivement tous les rêves nietzschéens d’une résurrection allemande de la civilisation grecque. Tribschen était fini, Bayreuth était un mensonge. Nietzsche n’avait pas réussi à convaincre Cosima, à la convertir à sa conception grecque. Lui-même devait renoncer à ce qui aurait été aussi pour lui la pente la plus facile, la tentation chrétienne, à laquelle toute son enfance et toute son affectivité le conduisaient. La vocation prométhéenne de Nietzsche l’emporte. Si Wagner manquait à la tâche, Nietzsche allait devoir s’y consacrer. Il devait devenir lui-même Prométhée, le faiseur d’hommes nouveaux, et donner à l’humanité le mythe nouveau dont elle avait besoin. Alors qu’il avait dû jusqu’à présent se sacrifier à Wagner, il dut, par un renoncement beaucoup plus atroce, rompre avec tout ce qu’il aimait et sacrifier son amour pour Cosima et Wagner. Aucune œuvre n’est plus proche de Nietzsche que Parsifal, mais aucune ne pouvait lui présenter plus fidèlement une parodie de lui-même. Telle allait être la redoutable solitude du dernier philosophe. Œdipe découvre l’épouvantable vérité que celui qu’il croyait autre était lui-même. Les deux n’étaient qu’un, rendus à l’indifférenciation primitive, à l’unité mortelle pour l’individu. Il sait la vérité insupportable, sa solitude lui apprend. Il a supprimé son origine, il est retourné à l’indistinction. L’autre que je tenais pour mon souverain m’est si proche qu’il ne se distingue plus du tout de moi-même. C’est la découverte d’Œdipe. « La nature le méduse, des vautours planent autour de lui »[32]. Les vautours, les oiseaux de la mort, porteuse d’oubli. Œdipe est affronté à la tentation suicidaire, au désir de faire cesser toute la douleur. Mais il la supporte comme Titan, comme Prométhée. Il se délivre lui-même par l’art, comme il sauve les autres. Nietzsche fait tenir à Œdipe le soliloque du dernier philosophe. Il s’agit d’un « fragment de l’histoire de la postérité ». Désormais en effet, la vérité tragique est connue. Le chaos a été visité, la Sphynge vaincue, déchiffrée est retournée à l’abîme. Œdipe reste seul avec lui-même dans une insupportable détresse. Il se console alors par des procédés d’art. Œdipe aveugle se charme de sa voix. Il se crée, en parlant, l’illusion d’une autre présence, d’un autre à aimer. Sa parole le dédouble. Il se sait deux en un. Il trompe sa solitude en s’inventant un compagnon. C’est la belle folie du langage dont Nietzsche dira dans le Zarathoustra, qu’elle permet de croire à un non-moi. La parole donne le mensonge d’une multiplicité et d’un amour possible. Œdipe, nouveau Narcisse amoureux d’écho. Philosopher, c’est inventer au moyen de concepts. Œdipe est le dernier philosophe, puisqu’en lui déjà, l’art tragique l’emporte sur la vérité atroce, et recouvre la douleur sous les paroles qui la consolent. L’art suprême n’est-il pas de faire de ma propre voix, quelqu’un d’autre que moi, de transformer la détresse en chant à deux voix, « une monodie à deux », composer avec elle un « accompagnement », de faire naître de mon chant l’autre qui me sauvera, mon double de transfiguration. Œdipe ressuscite Dionysos dont il est le masque, lui donne parole ; il se remet volontairement au dieu qu’il est par l’art qui apaise toute douleur. A l’heure où l’identification de Nietzsche à Dionysos n’est pas vraiment osée, où l’illusion demeure encore d’un Wagner, réincarnation d’Eschyle et maître de la civilisation renaissante, le philosophe ne pouvait en tant que philosophe, n’être véritablement que le dernier, s’effaçant dans une disparition voulue, pour laisser toute la place à l’artiste triomphant. La philosophie comme fiction conceptuelle n’était plus possible depuis Kant. « Autocastration » note Nietzsche sans commentaire en vue du plan du « dernier philosophe »[33]. Il s’agit vraiment de se sacrifier au maître, de lui laisser la souveraineté exclusive, la possession incontestée de Cosima. Le philosophe est superflu, il ne doit plus produire que le dénuement tragique.

Il est important de se demander quelle relation on peut établir entre Prométhée, le dieu souffrant de l’Olympe, victime de Zeus pour avoir favorisé les hommes qu’il avait créés, au moment de la Naissance de la Tragédie, quand Nietzsche se fait le serviteur du dieu inconnu, Dionysos, alors qu’il n’a pas encore connaissance du secret de Dionysos, maître de l’éternel retour. En ce temps-là, Dionysos est pour Nietzsche, le dieu de la musique. On comprend que Nietzsche interprète Dionysos au son de la musique wagnérienne. Mais alors il nous faut considérer comment Nietzsche pourra interpréter dans cet esprit nouveau, l’ancien mythe de Prométhée, et examiner ainsi le rapport instauré entre Prométhée et Dionysos. Or nous avons un moyen de savoir comment Nietzsche repensait le sens du mythe prométhéen, parce qu’il avait précisément projeté d’écrire un drame intitulé Prométhée. Cette ébauche à peine élaborée, nous permet cependant de tirer des intentions de Nietzsche concernant ce drame, quelques renseignements sur ce Prométhée, interprété à la lumière des nouvelles conceptions de Nietzsche sur la tragédie grecque, puisque ce projet de Nietzsche se situe en 1874, c’est-à-dire après les deux naissances, celles de la Tragédie et de la Philosophie, et au moment de l’Intempestive première sur l’humanisme. Dans ce fragment, il sera question de trois dieux, de Prométhée, de Zeus, et aussi de Dionysos et nous pourrons nous efforcer de préciser les rapports existants entre eux. Nietzsche essaie de rendre compte de l’état de profonde décadence où se trouve l’humanité, et nous le voyons lier Prométhée à l’avènement d’une humanité régénérée en même temps d’ailleurs, qu’à la fin de cette humanité déchue. Nietzsche réinterprète l’histoire à la lumière de l’antique rivalité de Zeus et de Prométhée. Zeus veut détruire l’œuvre de Prométhée. Il voue la race humaine à la mort et pour cela, il use de plusieurs subterfuges. D’abord, il se sert de l’art pour parvenir à ses fins. Pour cela, il fait surgir dans le monde humain, Hélène, c’est-à-dire la beauté et Achille, le héros intrépide. La beauté va engendrer la guerre entre rivaux amoureux, elle n’est promise qu’au vainqueur. Mais Zeus envoie aussi sur terre, Homère le poète qui, en immortalisant les hauts faits des valeureux guerriers, suscite chez les hommes une émulation infinie, entraînant l’humanité dans un infernal cycle de guerres. Mais ce projet se retourne contre les intentions de Zeus, puisque en donnant ainsi un rôle prépondérant à l’art dans la vie grecque, la civilisation qui en résulte est un miracle d’équilibre, malgré les guerres et la Grèce connaît l’apogée de sa culture. Zeus fera alors une autre tentative, en donnant cette fois, la suprématie à la science. Zeus voudra perdre l’humanité par l’âge historique, par l’alexandrisme. Les conquérants du nouveau monde gréco-romain seront d’un autre genre, ce seront Alexandre, Rome et la tyrannie de la science. L’humanité est en péril par excès d’apollinisme et la terre entière succombe à la force, à l’ordre et à la science toute-puissante. Pourtant vont se produire alors de violentes secousses dionysiaques et la réaction mystique s’empare peu à peu des hommes asservis. L’humanité va devoir affronter l’idée de la mort. Elle fera en sorte de l’apprivoiser, de la maîtriser et voilà qu’un dieu nouveau va surgir, Dionysos, le dieu souterrain, le même qu’Hadès, dieu des morts et de l’au-delà. Les hommes voueront un culte à la mort et rendront hommage au dieu qui abdique devant le désir de vivre, exalte l’envie de mourir et de passer dans l’au-delà. Ainsi voit-on Nietzsche dissocier en Grèce les deux courants déjà évoqués dans la Naissance de la Tragédie : un courant aryen, prométhéen désormais refoulé par les manœuvres de Zeus, et le courant sémite, lié au triomphe de la mort et à la renonciation à vivre. Dionysos d’abord suscité en réaction à la toute-puissante souveraineté apollinienne, est bientôt à son tour triomphateur. Avec lui, disparaîtra tout souvenir du monde des dieux olympiens. Telle sera alors la vengeance savourée par Prométhée. Zeus a juré la perte de l’humanité, mais en arrivant à ses fins, c’est le monde divin qu’il détruit avec elle. Le règne des olympiens était lié à la suprématie de l’art et de la beauté, en éliminant la civilisation épique, Zeus se condamnait lui-même. Le crépuscule des dieux est lié à la décadence de l’humanité. L’avènement de Dionysos et la domination des prêtres accaparant à leur profit, les biens donnés par Prométhée aux hommes, marquent la fin du règne de Zeus. Le vautour de Zeus est devenu impuissant lui aussi et il oublie de dévorer le foie de Prométhée pour discourir sur cette atmosphère de fin de monde. Mais s’il est ainsi vengé, Prométhée en tant que dieu olympien est cependant lui-même oublié des hommes. L’humanité est livrée à la déchéance, elle adore en Dionysos sa propre disparition. Cependant à défaut de pouvoir venir délivrer et secourir lui-même les hommes en si grand péril, Prométhée leur envoie son frère Épiméthée. Épiméthée est accompagné par Pandora, source de joie et cause de tous les maux. Dans sa fameuse boîte, est contenue l’histoire de la civilisation grecque disparue. Grâce à elle, on peut évoquer et faire revivre toute la culture grecque. Stimulée par un pareil exemple, l’humanité va tenter de se redresser. Ce sera l’espoir de la Renaissance, faux espoir cependant, car si les hommes veulent bien de l’art et de la culture grecs, ils ne consentent pas à l’horreur qui en était le fondement solide ; ressuscitée par de fragiles artifices, la renaissance grecque ne tiendra pas. De nouveau, notre époque connaît les affres du plus radical nihilisme et de la dévaluation de toutes les valeurs. Epiméthée, devant cet échec met en cause la responsabilité de Prométhée et lui donne part à ce naufrage. N’a-t-il pas lui-même trompé les hommes sur leur destinée de mortels, les abusant à l’heure du triomphe de la belle apparence apollinienne, en leur donnant à croire à leur immortalité, les laissant totalement démunis en face de la mort apparue et les précipitant ainsi lui-même dans la dévotion à Dionysos funèbre, maître de l’au-delà conservateur ? N’a-t-il donné aux hommes cette faim inextinguible de savoir, cette lucidité de la conscience, qui, à l’heure de la détresse sont devenus cadeaux empoisonnés. Ainsi mis en cause, Prométhée plaide coupable et se soumet volontairement au supplice qu’il estime mérité. C’est alors l’instant de la réconciliation avec Zeus et l’heure de l’alliance nouvelle. Accepté, le châtiment est désormais sans effet, et Zeus lui-même vient ôter ses chaînes à Prométhée. Le nouveau pacte des dieux convient que Prométhée participera lui-même à l’extinction des derniers hommes dégénérés et pétrira une humanité régénérée. Le rôle de Dionysos sera d’aider à disparaître les hommes condamnés en leur apportant la consolation de la musique qui donne envie de mourir. Ainsi s’affirme l’ambivalence de la musique et du dieu Dionysos à l’égard de l’humanité. Il fait par elle périr les faibles pour que naissent les forts. Nous voyons donc que Prométhée d’abord totalement opposé à Dionysos, se fait comme Apollon, complice du dieu et travaillant avec son aide à la refonte de l’humanité. Dans la Naissance de la Tragédie, Nietzsche posait l’énigmatique question de savoir « quelle est la force qui a délivré Prométhée de ses vautours et fait du mythe le véhicule de la sagesse dionysiaque ? » Il avait répondu « c’est la force de la musique, comparable à Héraclès, qui parvenue dans la tragédie à sa forme suprême, sait donner au mythe une interprétation nouvelle, d’une incomparable profondeur. »[34] Nietzsche se demandait comment le mythe, c’est-à-dire Prométhée peut-il devenir le véhicule de la sagesse dionysiaque, autrement dit de Dionysos ? Par la musique ! Cela Nietzsche l’apprend de Wagner. C’est la musique wagnérienne qui ressuscite les mythes. Tour à tour Zeus a menacé les hommes de dépérissement en affamant leur besoin de vérité ou leur besoin de fiction. Prométhée, s’il figure plus particulièrement le mythe, est l’expression de la médiation nécessaire entre les deux instincts. En l’enchaînant, Zeus privait les hommes du secours du mythe. Privée de la force mythique, la religion, qui en dépend totalement, ne peut alors que péricliter elle-même. Sans le secours du mythe et de la force qu’il communique, les hommes cessent vite de croire à Zeus lui-même. Prométhée est cette force qui permet à la religion de se maintenir et d’être efficace. Empêchée d’intervenir, refoulée, les hommes ne voudront plus que mourir de la vérité qu’ils voient. Dionysos ne peut, pas plus que Zeus, garder les hommes à la vie sans l’intervention de Prométhée. Il est l’indispensable médiateur. L’illusion du mythe doit leur recouvrir l’horrible vérité. La musique pure est encore trop proche de cette vérité mortelle pour l’individu qui ne peut la contenir ; elle inspire à l’homme l’envie de rejoindre l’abîme. La musique attire l’homme hors de lui-même, l’incite à se perdre dans le cosmos infini, à retourner au fond originaire. Mais la musique délivre en l’homme la force mythique réprimée, elle défait les interdits, dénoue les liens de Prométhée enchaîné, et donne au mythe ancien un sens nouveau qui permettra à l’homme régénéré de vouloir vivre. La musique, comme Dionysos ne peut que conduire l’homme à l’anéantissement originel, que le retourner au chaos, parce que le désir qu’ils lui inspirent, l’excède de part en part. Mais Dionysos libère en l’homme, une force qui résiste à cette dissolution et lui propose une autre force, créatrice des formes. Prométhée est alors celui qui concilie les deux fils de Zeus, les deux suppôts des ténèbres et de la clarté, Dionysos et Apollon.

Nietzsche est le Prométhée, médiateur des deux instincts antagonistes du dieu des formes et du dieu de la musique. Il est celui qui donne sens à la musique de Wagner. La musique de Wagner a trouvé en Nietzsche celui qui a su l’entendre et cependant n’en pas mourir, et qui comprit quelle force en lui résistait à la tentation mortelle du dionysisme. Nietzsche n’a pu se dire le serviteur de Dionysos que par le triomphe en lui de la force apollinienne. Il n’a pu maîtriser les forces dissociantes de la musique que par le mythe qu’elle lui donnait à réinterpréter selon un sens nouveau. Prométhée est la tragédie, le lieu de rencontre, de l’accouplement fécond des deux dieux hostiles, le moment de fusion créatrice des deux pulsions antagonistes, le symbole de l’enfantement du monde, le lieu où les différences irréductibles de fécondent.

Sept ans plus tard, en août 1881, bien après Humain, trop humain et Aurore, dans le temps même de la révélation de l’éternel retour, à Sils Maria, alors que la grande pensée affirmative s’est levée en Nietzsche, à 6000 pieds au-dessus de la mer et des hommes, au moment même où il rencontre Zarathoustra, il note dans ses cahiers inédits, l’esquisse d’un plan qu’il intitule : Indices pour une vie nouvelle[35]. Nietzsche évoque à nouveau la grande figure de Prométhée qu’il réenchaîne sur le Caucase. C’est le projet d’un ouvrage en quatre livres. Prométhée apparaît dans le premier livre que Nietzsche projette d’écrire dans le style de la première phrase de la Neuvième symphonie de Beethoven. Nietzsche ébauche ici, une œuvre qu’il veut essentiellement musicale. Elle sera, en fait, plus tard, la symphonie du Zarathoustra, après la médiation du Gai Savoir. Il nous importe beaucoup que Nietzsche ait pensé à Prométhée comme à une première représentation de Zarathoustra. Or cette fois encore, l’évocation de Prométhée est très vite suivie d’une mention d’Œdipe. A quatre fragments d’intervalle, Nietzsche en effet parle de « remords aussi après le crime non prémédité. Par exemple Œdipe. L’essentiel : le dégoût de soi-même ! Nature foncièrement esthétique du jugement »[36]. De nouveau, Nietzsche s’attarde sur le châtiment du crime. A crime noble, châtiment cruel mais non déshonorant. Œdipe est puni pour un crime qu’il n’a pas prémédité. Ce ne peut être que le crime qu’il n’a pas eu conscience de commettre. Mais du meurtre ou de l’inceste, ce pourrait être l’un ou l’autre. Il est significatif que Nietzsche en fasse une sorte de crime bloqué en une seule unité. Nietzsche veut noter ici que le problème n’est pas moral. Œdipe est puni et il n’est pas coupable. Il se punira lui-même pour un forfait qu’il n’a pas vraiment accompli. Il n’en peut supporter la laideur. Il ne pourra plus supporter de voir et de se voir. Le problème est d’ordre esthétique. La vérité n’est pas belle à voir. Il reste qu’Œdipe pourra encore l’entendre et la dire en belles paroles sophocléennes. Nietzsche élabore un théâtre de la cruauté. « Chaos sive natura. De la déshumanisation de la nature ». Prométhée est soudé au Caucase. Écrit avec la cruauté du kratos «  de la puissance »[37]. La musique, nous le savons délivrera Prométhée de ses chaînes. Mais le drame commence avec l’immobilisation de Prométhée par le dieu des dieux. Le Prométhée enchaîné d’Eschyle se terminait par un bouleversement cosmique, un retour au chaos primitif. Zeus veut anéantir Prométhée et son œuvre de civilisation. Le livre second parlerait de l’incorporation des expériences. La connaissance devient chair et sang, passion du connaissant. Dans le livre troisième aurait lieu la délivrance, la transmutation du plus lourd en plus léger, du plus esclave en plus libre. C’est l’aventure de l’Ego. Ego n’est-ce pas Io ? Io talonnée chez Eschyle par la jalousie d’Héra, Io aimée de Zeus et condamnée à l’errance. Elle est l’autre figure du supplice. Face au Prométhée immobile, elle est l’image de la fuite éperdue, le spectacle de la mobilité sans repos. Héra fait subir à son ennemie un supplice antithétique à celui que Zeus inflige à Prométhée. Mais les deux victimes seront comme les dieux qui les punissent complémentaires, ils se parlent et se délivreront mutuellement. Prométhée annonce à Io la fin de son martyre et comment d’un de ses fils, sera engendré celui qui doit le libérer, lui Prométhée. Les deux divinités se coalisent et échangent leur pouvoir. Prométhée dit son secret à Io. La tragédie répète le drame mille et une fois consommé. Tel est le dithyrambe, le mode d’expression du dieu tragique, celui qui supplantera Zeus lui-même. « Annulus aeternitatis », l’anneau de l’éternel retour. Ici le solitaire trouve sa dernière chance, celle de se rencontrer lui-même, comme parfait ego, capable de s’aimer en un autre soi souverain. Prométhée fait face à Io, son double féminin, cette autre figure d’Œdipe, l’autre errant, comme lui, d’après la légende, tourmenté d’un incestueux désir, et chassé pour cela par son père, sur ordre de l’oracle de Zeus. Depuis que le secret de l’éternel retour a été communiqué à Nietzsche, les figures mythiques sont beaucoup plus mobiles encore, elles passent les unes dans les autres avec plus de fluidité, depuis que Zarathoustra ait apparu pour dire le secret de Dionysos. Le temps se précipite et l’instant s’éternise « en bref intervalle de temps, il te faut passer par plusieurs individus. Le moyen est l’incessant combat ». Une dernière fois Prométhée et Œdipe ont été évoqués, et c’est à l’heure où surgit le nouveau Dionysos, quand Midi approche où l’Un va devenir deux. Zarathoustra ne taira totalement le nom de Dionysos que pour mieux signifier le maître de l’éternel retour. Nietzsche a relié ainsi l’élaboration de son propre mythe aux mythes de l’antiquité, son Zarathoustra aux grandes figures tragiques de Prométhée et d’Œdipe.

                                                                                                    Monique Broc Lapeyre
Maître de conférences honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France de Grenoble

monique.broc@wanadoo.fr


[1] C’est nous qui soulignons.

[2] Lettre 50 au Baron  Gersdorff, 19 nov. 1871, (G.W.) ed. Rieder.

[3] Ibid., p. 193.

[4] Cf. La Walkyrie, 2nd acte.

[5] Projet de préface à R. Wagner, Naissance de la Tragédie, Gallimard, Idées.

[6] Lettre à E. Rhode, 15 décembre 1870, (G.W.), éd. Rieder, p. 182.

[7] Lettre n° 51 à R. Wagner, 2 janvier 1872, ibid., p. 195.

[8] Dans l’essai d’autocritique, Naissance de la Tragédie, Gallimard, Idées, p.170. « C’est en effet un livre pour initiés, une « musique », pour ceux qui se réclament de la musique ».

[9] Naissance de la Tragédie, Projet de préface, Idées, p. 143.

[10] Naissance de la Tragédie, Idées,  p 143.

[11] Naissance de la philosophie, § III, p 39, Gallimard, Idées,  Seine Verzauberung festhalten um sie petrifizieren.

[12] Naissance de la Tragédie, Projet de préface, p. 255, Gallimard, Idées.

[13] Naissance de la Tragédie, p 137.

[14] Ibid., p. 75.

[15] Gai Savoir, IV, aph. 300, p. 193, Gallimard.

[16] W.T., p. 38. Gallimard

[17] M. Delcourt, Œdipe et la légende du conquérant.

[18] Artémidore d’Ephèse, L’interprétation des songes.

[19] Jung, Métamorphoses et Symboles de la libido, p 205 et p. 175.

[20] On sait que le mot « cauchemar » est formé des racines « calcar » qui signifie « talon » (calcarer veut dire piétiner) et « mar », « démon » ou « mare », « jument ». Le mot anglais « nightmare » désigne « la jument de nuit écrasant par son talon ».

[21] Zarathoustra II, De la rédemption, p. 285, Aubier.

[22] Le Gai Savoir, Fragments inédits, 13 (18), p. 509, Gallimard.

[23] Zarathoustra,

[24] Zarathoustra, Chez les filles du désert

[25] Sophocle, Œdipe-Roi

[26] Par delà le Bien et le mal,

[27] Naissance de la Tragédie, § 15, p. 105, Idées, Gallimard.

[28] Ibid., p. 104.

[29] Ibid., p. 104.

[30] Livre du philosophe, § 38, p.55, Aubier, Flammarion.

[31] Ibid.

[32] Livre du philosophe, aph. 85, p. 99, et aph. 87, Aubier Montaigne.

[33] Livre du philosophe, aph. 165, p. 151, Aubier, Flammarion.

« On a fait échouer la fin originelle de la philosophie.

Position modifiée de la philosophie depuis Kant. La métaphysique devenue impossible. Autocastration.

La tragique résignation, la fin de la philosophie

L’art seul susceptible de nous sauver.

Le philosophe superflu… » (aph. 165)

[34] Naissance de la Tragédie, § 10, p. 75.

[35] Gai Savoir, Fragments inédits, II, 330, p. 420, éd. complète, Gallimard.

« Pour le projet d’une nouvelle manière de vivre :

Le livre premier dans le style de la première phrase de la Neuvième symphonie. Chaos sive natura «  de la déshumanisation de la nature ». Prométhée est soudé au Caucase. Ecrit avec la cruauté du κρατος de la puissance…

Livre second. Fuyant- sceptique méphistophélique. « De l’incorporation des expériences ». Connaissance-erreur, qui devient organique et qui organise.

Livre troisième. Ce qu’il y a de plus intime, de plus léger dessus les cieux qui se puisse jamais écrire : « de la dernière chance du solitaire » – soit de celui qui de l’état d’étroite « appartenance » où il était, est devenu « souverain » au suprême degré : le parfait EGO : seul cet ego connaît l’amour, aux stades antérieurs, où la suprême solitude et la souveraineté propre ne sont pas réalisées, il existe quelque chose d’autre que l’amour.

Livre quatrième. Embrassant l’ensemble de façon dithyrambique. « Annulus aeternitatis ». La convoitise de vivre le tout encore une fois et de le revivre éternellement.

L’incessante métamorphose – en bref intervalle de temps il se faut passer par plusieurs individus. Le moyen en est l’incessant combat »…

Sils Maria, 26 août 1881.

[36] Ibid. Fragment II (335), p. 421.

[37] Ibid. Fragment II (330) p. 420.

Laisser un commentaire