Philosopher avec tout son corps : parle à mon corps, ma tête est malade

A tant parler du corps, à tant vouloir penser à lui, c’est bien sûr le désigner en même temps comme absent, comme perdu, mais c’est aussi espérer pouvoir le sauver comme les espèces animales en voie de disparition, c’est aussi l’inscrire dans une problématique du salut, c’est-à-dire des voeux pieux, autrement dit du religieux, car il ne faut pas oublier qu’avec la religion, il s’agit essentiellement de relier, de lier, de s’intéresser au lien entre les hommes et le grand Autre. Mais Dieu est mort, (et comme il était le garant de son identité, l’homme lui-même est mort) et s’il y a beau temps qu’il a perdu son âme, est-il en train maintenant de perdre son corps ? La tête assurément ! Faut-il le regretter ?

Qu’est-ce que le philosophe a à dire là-dessus ? Lui, cet homme de l’esprit, de la conscience, cet amoureux de la sagesse, si longtemps préoccupé d’apprendre à mourir au corps, à se détourner des sens pour mieux accéder aux idéalités, n’est-il pas le moins bien venu à prendre le corps pour sujet, fût-ce celui d’une communication, comme on dit sujet de dissertation ?

Mais parler du corps, c’est pour le philosophe une excellente idée ! De toutes façons, le philosophe ne dispose que d’idées. Et si l’idée du corps était la meilleure façon d’approcher le corps ? Paradoxalement, c’est souvent le théorique qui peut donner le meilleur coup de main aux amoureux de la pratique. En définissant l’âme comme l’idée du corps, Spinoza n’enjoignait-il pas aussi à la philosophie de nous apprendre à vivre ?

Une version post-moderne de l’ancienne question des rapports de l’âme et du corps pourrait être d’interroger le rapport de la tête et du corps, ce qui nous situe entièrement du côté du corps, et du même coup (et c’est volontairement exhiber la complication des choses) dans la maladie mentale. Car garder la tête sur les épaules ne saurait suffire à nous rassurer. Tout en l’ayant là, on peut cependant ne l’avoir plus toute à soi et même l’avoir perdue tout à fait. Ces histoires de têtes séparées du corps sont assez psychotisantes, si l’on sait l’importance de l’intégrité de l’image du corps pour la santé mentale.

Mais je choisis justement d’aborder la question de l’âme et du corps par le bord de la psychose, c’est-à-dire ce qui désigne la maladie mentale, pour pouvoir dire en m’appuyant sur les travaux de Gisela Pankow, qu’il s’agit surtout du corps. C’est parce que le psychotique est aux prises avec une méconnaissance des limites de son corps, qu’il est « psychiquement » malade. La restructuration psychique consistera à lui rendre son corps propre habitable, à lui reconstituer un sous-sol psychique en ressoudant, en recomposant le corps avec les morceaux, avec les fragments dont il dispose.

La dialectique psychotique concerne en effet la corrélation des parties du corps et de sa totalité. La tête ne fonctionnerait pas bien, il y aurait maladie mentale parce que l’image du corps ne serait pas complète. Il manque dans la tête, un morceau au corps, non pas un morceau réel bien sûr. Le corps peut très bien perdre certaines de ses parties, en changer d’autres, tout en gardant intact le sentiment de son unité. Mais le psychotique a une faille, une fêlure essentielle qui déstructure l’image du corps. Les parties ont rompu leur lien fondamental avec le tout, elles vivent pour leur compte une vie séparée. La folie, ce serait perdre la partie en la prenant pour le tout. Le remède consisterait alors à faire des « greffes psychiques ». Une approche reste possible par la parole, à condition que ces paroles concernent explicitement le corps – où l’on voit qu’on pourrait déjà faire une petite rectification du sous-titre et dire : Parle « de » mon corps, ma tête est malade.

Lorsque le clivage qui s’opère entre les différentes parties du corps concerne le rapport entre la tête et le corps, cela peut conduire à des conséquences prodigieuses. Et quelquefois, un récit mythique est, à cet égard, plus éloquent qu’une observation psychiatrique.

Le récit de Thomas Mann Les Têtes interverties rapportant une légende hindoue est plein d’enseignement sur ce point. Et le docteur Gisela Pankow ( L’être-là du schizophrène, Aubier, 1981) n’a pas manqué d’y être très attentive.

Tout se passe comme si les parties d’un même corps étaient dispersées en trois personnages distincts qui ne pourront enfin se rejoindre que par un suicide collectif décidé d’un commun accord. Deux amis étaient dans une relation d’émerveillement réciproque qui leur faisait désirer l’échange et l’union. Shridaman était séduit « lorsqu’il établissait une comparaison avec sa propre personne, à la pigmentation de plusieurs tons, plus claire que celle de Nanda. La structure de leur visage différait. Il avait l’arête du nez fine comme une lame de couteau, des yeux aux pupilles et aux paupières douces, une molle barbe en éventail encadrait ses joues. Mous étaient ses membres aussi et point modelés par le travail du forgeron et du berger ; plutôt ceux d’une brahmane et d’un marchand ; le torse étroit un peu cave, le ventre étroit, légèrement adipeux, par ailleurs impeccable, les pieds et les genoux beaux. Un corps fait pour servir de complément et d’appendice à la tête noble et savante qui constituait précisément l’essentiel de l’ensemble, alors que chez Nanda le corps formait en quelque sorte la partie principale et la tête un agréable accessoire ! » (p. 12-13, op. cit.). Ces deux amis sont inséparables, comme on dit. Mais ils vont rencontrer une belle jeune fille, Sita, et aussitôt Nanda, le beau corps à la tête appendice va aider Shridaman épousant Sita, à construire la demeure conjugale. Six mois après, elle est enceinte et ils partent tous rendre visite aux parents de Sita. Au cours de ce voyage, ils arrivent dans un temple où les deux amis s’avouent leur détresse mutuelle, combien ils se sont fourvoyés par ce mariage, et décident de se décapiter. Quand Sita arrive et voit les corps décapités dans le temple, elle veut se pendre et confie à la déesse ce qui était son propre drame personnel. Elle ne pouvait être aucunement heureuse, car dans l’union charnelle avec Shridaman, c’est au corps de Nanda qu’elle pensait, et cela, Shridaman le savait. Et il ne lui était pas possible de s’unir à Nanda bien que lui-même le désirât aussi, par « respect pour la tête de son époux ».

La déesse ordonne à Sita de saisir les têtes par la chevelure et de les ajuster aux corps décapités en lui recommandant de ne pas souder trop vite les têtes aux corps « malgré la grande force d’attraction qu’elle sentira entre les deux parties séparées,… de ne pas remettre les têtes à l’envers, de façon à ce qu’ils aient la face tournée vers la nuque » (p. 122-123, op. cit.). Sita ne se trompe pas ainsi, mais remet à l’un la tête de l’autre. Les deux hommes ressuscitent ainsi sous une forme intervertie.

Un ascète est mis en demeure de trancher le problème de savoir à qui Sita doit désormais appartenir, et il déclarera finalement « la tête du corps comme suprême maîtresse… C’est alors un bonheur complet pour Sita qui a, cette fois, un conjoint composé, exclusivement, si l’on peut dire, d’éléments essentiels », c’est-à-dire la belle tête de Shridaman unie au beau corps de Nanda. Mais ce bonheur fut de courte durée, car bien vite « la loi de la tête » s’imposa à ce corps qui n’était pas sien ; le corps de Shridaman redevint semblable à ce qu’il était, et « l’allègre corps de l’ami, élément essentiel de l’ensemble primitif fut ramené au rôle de doux appendice, accessoire de la tête » (p. 179).

Sita est de nouveau malheureuse et elle songe que le corps de son ancien mari relié à la tête de Nanda , a dû subir une transformation analogue. Ayant pitié de ce corps solitaire malheureux d’être séparé d’elle, elle part finalement le rejoindre. Mais Shridaman les retrouve très vite et sans aucune animosité, il déclare leur malheur sans fin car, de même qu’auprès de la tête couronnant le corps de l’ami, Sita se languissait de la tête de l’ami surmontant le corps de l’époux, de même, elle éprouvera très certainement la nostalgie apitoyée de la tête de l’époux sommant le corps de l’ami et ce désir ne lui laissera ni repos ni satisfaction. C’est alors qu’ils vont décider de mourir tous les trois sur le bûcher, en prenant bien garde que les deux hommes s’entretuent cette fois car « il me semble dit Shridaman, que notre tête n’a pas le droit de prononcer la sentence de mort sur le corps qui lui est attaché, de même que notre corps surmonté d’une tête étrangère n’avait sans doute pas droit à la volupté et aux joies du mariage ».

Ce mythe, tout en affirmant la propriété de la tête sur le corps, la récuse en même temps. C’est la loi du corps qui triomphe, la loi immanente du corps plus forte que l’idéal. Aimer l’autre comme partie de soi, ce n’est pas aimer l’autre, pas plus qu’aimer l’autre ne peut être en aimer une partie. A cet égard, l’amour qui ne peut s’adresser qu’à l’être total est le meilleur remède à la psychose.

Poursuivant l’itinéraire qui nous a permis de comprendre que dans la psychose il s’agissait de perturbations du corps et de son image, examinons maintenant à l’autre bout, dans la maladie organique, l’importance primordiale du psychisme. Et pour cela, intéressons-nous quelques instants à cet analyste sauvage que fut Georg Groddeck qui s’est affronté en tant que médecin aux maladies les plus indiscutablement organiques pour les prétendre redevables de traitements analytiques ; les symptômes organiques parlant un langage manifeste dont il faut déchiffrer le message latent comme dans le rêve.

Groddeck ne croit nullement à la différence âme et corps qu’il pense être deux modalités d’une même puissance mystérieuse qu’il nomme le ça, ce qui l’amène à ne pas vouloir séparer maladies organiques et maladies psychiques. Il déclare nettement dans la maladie, l’art et le symbole, (p. 97) que la « maladie physique qui est toujours aussi une maladie psychique, nous parle du ça et de son inconscient avec la même clarté que la maladie psychique qui est toujours aussi une maladie physique ». Quand Groddeck fait semblant de faire une soigneuse différence entre le corps et l’âme, c’est par bouffonnerie, pour mieux nous provoquer. C’est ainsi qu’il intitule son savoureux roman, celui que Freud et quelques amis privilégiés avaient pu déguster presque sous le manteau : le chercheur d’âmes. Nous apprenons bientôt que le personnage principal du roman a baptisé ainsi une silhouette découpée de la main même de Goethe (hommage discret rendu au penseur allemand) qu’il a pieusement fait encadrer. « En contour précis était découpé dans du papier noir un homme qui, assis sur le globe terrestre, tenait sur la paume de la main une petite femme nue dont il contemplait encore à la loupe, scrutateur, la pièce centrale… »

Croire que le cerveau pense, soit ! Mais pour Groddeck croire que la pensée se déroule seulement dans le cerveau n’est que superstition : « Si le cerveau pense, alors les pointes des moustaches pensent aussi, de même que les ongles des doigts ou les muqueuses intestinales ». Nous sommes vécus par des forces que nous ne connaissons pas, nous jacassons sur le libre arbitre et ne pouvons digérer une croûte de pain avec notre volonté.

La maladie est une création individuelle que le médecin doit se garder de combattre inconsidérément. Il lui faut comprendre ce qui s’exprime ainsi. Toute maladie est une expression de vie, et il y a une identité expressive entre le somatique et le psychique. Le ça, puissance symbolique suprême fait être tout ce qui est, et peut s’exprimer aussi bien la pneumonie et le cancer que dans la névrose obsessionnelle ou l’hystérie.

Groddeck à cet égard est bien éloigné de Freud, très soucieux lui, de maintenir soigneusement séparés le somatique et le psychique, ce qu’il recommandera expressément à Groddeck. Mais lui, profondément moniste, mêle allègrement les ordres, alors que Freud reste délibérément dualiste.

Il est vrai que Groddeck obtient des guérisons spectaculaires sur lui-même et sur ses malades. Il leur fait des conférences analytiques pour les stimuler à faire progresser le traitement de leurs affections organiques. Et la prétention de Groddeck réussit. Il cherche et trouve le symbolisme des symptômes et surtout il guérit. Mais il ne faut pas omettre de dire que Groddeck avait une incontestable présence physique et que son corps à lui intervenait dans le traitement. Certes il analysait le contenu de la tête de ses patients, les faisait parler, associer sur leurs symptômes, mais il leur imposait aussi une diététique sévère, les massait, les malaxait et leur pesait dessus de toute sa volonté et de tout le poids de son corps comme en témoigne sa technique si particulière du piétinement. Il avait à cœur d’être là quand un de ses patients mourait. Groddeck avait toujours été persuadé que le malade guérissait tout seul et que le médecin ne faisait qu’aider. Il devait alors l’assister quand la volonté du ça avait, dans l’inconscient du malade, décidé qu’il mourrait.

Groddeck traitait la maladie de tout son corps et de toute son âme, il pouvait ainsi réussir où tous échouaient et même soulager et longtemps guérir Sandor Ferenczi, cet autre analyste atteint d’une anémie pernicieuse et que tous, médecins, analystes ou pas, avaient abandonné. C’est par Ferenczi qui lui-même analysait Michaël Balint que Groddeck a pu passer pour un précurseur de la psychosomatique. Mais ce n’est encore qu’un malentendu. Car la psychosomatique s’est constituée un territoire à part dans la médecine, devenant une sorte de troisième médecine, traitant de maladies spécifiques, médecine intermédiaire en somme entre les maladies organiques et les maladies mentales. Or pour Groddeck, c’est toute maladie qui est psychosomatique, ou si l’on préfère « hystérique ». Tous les symptômes sont les résultats des décisions prises en nous par cette formidable puissance inconsciente dont nos volontés conscientes ne sont que dérivées.

Efforçons-nous maintenant de donner une version philosophique de la folie « idéaliste ». Comment la tête peut-elle prendre abusivement le pouvoir sur le corps ? Sur l’exemple du fonctionnement humain dans l’ordre de la connaissance, suivons l’explication nietzschéenne de la mise en place du triomphe « capital ».

Le cerveau-animal met de l’ordre dans le monde grâce à ses représentations. Il enveloppe les choses dans un tissu conceptuel « avec la même nécessité selon laquelle l’araignée tisse sa toile ». Il pose sur le monde le filet du langage avec lequel il prend les choses. Cette activité conceptualisante est en réalité instinctive, et c’est grâce à elle que l’homme peut survivre, qu’il peut avoir des repères, en assimilant ainsi le monde à soi, à coup de concepts. Mais cette opération du cerveau-animal pour édifier un monde à la mesure de la survie de l’espèce humaine est inconsciente, méconnue, oubliée. Cet intellect-animal qui tient lieu à l’homme de cornes, de griffes, de mâchoires, d’instrument de défense et de lutte, après avoir sorti de son ventre ce fil conceptuel, tiré du chaos pulsionnel pour permettre à l’homme d’être viable, va vider la réalité organique dont il s’est extrait, de toute sa substance, accaparer le haut commandement et faire main basse sur toute chose. L’ordre des choses sans lequel il ne saurait s’établir, la nécessité à laquelle il s’est soumis, il en fait des décisions voulues par lui souverainement. Ce cerveau-standardiste se prend pour l’auteur des messages reçus. Cet agent de transmission prétend légiférer. Lui, qui est un simple moyen de fins qui le dépassent, met en place un système de finalité dont il se pense maître absolu. Ce monde schématisé par son labeur, il le déclare monde vrai dont il a reçu les clefs d’un double mythique, Dieu, fait à son image.

Mais première victime de sa supercherie, la tête, l’ordre capital qui s’est exhaussé au rang suprême a rompu ses attaches primitives. Les pulsions écartées, exclues, meurent de rire en écoutant ce « Dieu » se déclarer unique et passent à l’opposition, au complot occulte, emprisonnant le roi dans son palais dérisoire, régnant sur un peuple de fantômes.

Nietzsche prophétise le malheur du « cerveau-araignée » du philosophe qui piège le monde dans sa toile et n’a bientôt plus que lui-même à dévorer. Gare au cerveau malade qui vide le monde de son sang et fonctionne comme un automate, réduisant la vie à un squelette de notions bien articulées, à un cliquetis d’os aux mouvements ordonnés. Maudite prétention de la tête pensante qui se croit une autonomie absolue et s’arrache de la source organique.

Retournons plutôt l’activité connaissante à son origine instinctive et refaisons l’unité en prenant le corps comme fil conducteur. « En fin de compte nous ne faisons rien de plus avec la connaissance que ne fait l’araignée filant sa toile, chassant et suçant sa proie : elle veut vivre au moyen de son art et de cette créativité et avoir sa satisfaction – et ceci nous le voulons aussi lorsque notre connaissance saisit comme au vol des soleils, des atomes, les retient et les établit pour ainsi dire – nous ne faisons là que prendre un détour pour aboutir à nous-mêmes, à nos besoins, lesquels, à la longue, demeurent inassouvis et nous mettent en détresse dès la moindre perspective erronée, inhumaine, arbitraire » (Le Gai Savoir, fragm. inédits, p. 472, 13 (9) O.C. Gallimard). Il y a en effet un inconnu du corps comme il y a un inconscient de la pensée. Nous ne savons pas tout ce que peut le corps et nous découvrons sans cesse ses nouvelles possibilités. Le corps est toujours en condition d’expérimentation. L’être humain est un être vivant, biologique qui n’a pas fini d’évoluer. Il est capable de nouvelles performances, il est aux prises avec de nouvelles maladies. Examinons ses conduites à l’égard de la faim.

Nous savons désormais que le corps humain peut défier la faim jusqu’au bout, jusqu’à la mort par inanition, comme si l’instinct de conservation pouvait lui aussi de laisser dissuader. On sait les manœuvres dilatoires possibles auxquelles ont recours les pulsions sexuelles, qui peuvent être différées, refoulées, sublimées, mais les exigences imminentes des pulsions d’autoconservation, la nécessité biologique de boire et de manger pour survivre semblaient constituer une ultime butée.

On sait aussi que le jeûne fut une pratique d’ascèse poussée à l’extrême par les Pères du désert, les ermites et fous de Dieu. La fascination des historiens contemporains pour les anachorètes permet d’ailleurs d’importantes découvertes à ce sujet. Et le travail d’Aline Roussel paru récemment aux P.U.F. (Chemins de l’histoire) sous le titre «Porneia » révèle que le jeûne a été utilisé par les moines comme une technique pour tenter de réduire et même de supprimer les pulsions sexuelles. La volonté d’être complètement absorbé par Dieu avait pu ainsi conduire à des expériences limites.

Dans le même ordre d’idées, le philosophe Schopenhauer avait déjà rencontré ce problème particulier posé par les cas très rares de mort par inanition volontaire. Pour ce pessimiste, la vie est un mal qu’entretient de façon irrépressible un aveugle vouloir-vivre. La sagesse est de se soustraire à cette énergie folle d’un désir qui nous contraint à renchérir sur ce malheur d’exister au lieu de se défaire de ces liens insistants et de cette aberration illusoire. Le sage travaille à arrêter en lui cet entraînement aveugle, il renonce à être un individu séparé, isolé, pour percevoir combien il est identique à tout ce qui est. Mais alors les souffrances de tout ce qui vit, l’atteignent, l’émeuvent et sa compassion est sans limite. « La volonté alors se détache de la vie ; les jouissances, elle y voit une affirmation de la vie et elle en a horreur. L’homme arrive à l’état d’abnégation volontaire, de résignation, de calme véritable et d’arrêt absolu du vouloir » (Le Monde comme Volonté et comme Représentation, p. 477 – La Pléiade). Tel est l’ascétisme du sage dont la logique est non seulement de délivrer l’homme, mais la nature entière de cette douloureuse illusion d’exister. Oui, le sage veut vraiment la fin du monde. En ne participant pas à sa reproduction, en arrêtant le cycle infernal du devenir, il contribue à faire que le monde retourne au néant. Et Schopenhauer cite ce passage des Védas : « De même que dans ce monde les enfants affamés se pressent autour de leur mère, de même tous les êtres attendent l’holocauste sacré » (Golebrooks, On the Vedas extrait du Sama-Véda, cité dans le Monde comme Volonté et comme Représentation, p. 478). Schopenhauer précise que l’holocauste signifie la résignation en général.

Ainsi à côté de la faim dévorante creusant l’organisme en danger de dénutrition, il y aurait une autre faim, une volonté de cesser de vivre, une volonté de mourir consciemment, lucidement, par le renoncement mais sans aucunement intervenir, sans aucunement faire violence en quoi que ce soit à la nature et sans jamais attenter à la vie dès qu’elle s’est manifestée même sous la forme élémentaire d’un germe fécondé. En aucune manière, il n’est possible de recourir à la violence physique, au meurtre, ni même au suicide. Renoncer à nourrir les pulsions, à développer la volonté de vivre, n’est pas une violence, c’est la seule manière de se délivrer. Et Schopenhauer est amené à faire mention à part d’un type de suicide qui n’est pas ordinaire : la mort par inanition, délibérément acceptée par ascétisme. Seul ce type de mort échappe à la condamnation que le philosophe fait du suicide, le plus souvent affirmation intense de la volonté, car cette mort-là peut être due à une véritable négation de la volonté. « Il est pourtant probable que la négation complète du vouloir peut atteindre à un degré tel que la volonté nécessaire pour entretenir la végétation du corps au moyen de l’alimentation fasse elle-même défaut » (Le Monde comme Volonté…, p. 502. Ainsi, on peut imaginer un extrême degré d’ascèse permettant de cesser de vivre « parce qu’on a complètement cessé de vouloir. » (id.) Schopenhauer sépare soigneusement la volonté et la vie. Ce qui est à supprimer, c’est la volonté. Le suicidaire veut seulement cesser de vivre, parce que la vie ne correspond pas à sa volonté. Or ce n’est pas la vie qu’il faut tuer, c’est la volonté.

Mais il existe de nos jours deux cas au moins de défi du corps à la mort qui font reculer les bornes de ce qu’on croyait être la capacité de résistance du corps humain à la faim. On pensait que l’intolérance à la faim pouvait rendre compte des comportements cannibaliques en situation extrême. Mais alors comment comprendre un refus délibéré, voulu, de ne plus s’alimenter jusqu’à ce que mort s’ensuive, et cela non pas pour manifester l’extinction de la volonté mais pour au contraire en manifester au plus haut point l’affirmation ? Je veux seulement citer ce moyen ultime de protestation et de revendication développé comme dernier recours de nos sociétés : la grève de la faim. Le mot ne convient même plus quand il s’agit de désigner l’hallucinant combat qui a été mené par les jeunes révolutionnaires irlandais. L’autre cas est celui sur lequel achoppent toutes les sciences et patiences, c’est ce mal qu’est l’anorexie.

Le corps humain peut supporter la faim extrême, d’autant plus que passés les deux premiers jours de jeûne, l’organisme n’exige plus de manger. On peut supporter la faim sans fin, sans faim. Ce qui alors conduirait au cannibalisme, ce n’est pas la faim, c’est le refus de mourir, ce qui n’est pas la même chose. La volonté de mourir, elle, au contraire peut amener à se laisser mourir de faim en présence même de nourriture.

C’est que pour l’homme la vie et la mort ne sont pas simplement la vie et la mort. Le corps et l’âme sont toujours concernés en même temps, et on pourrait dire en somme : tel corps, telle âme, ou bien sûr l’inverse.

En contrepoint de cette volonté de maigreur ascétique ou anorexique, nous ferons allusion à un étonnant phénomène qui prolifère actuellement aux U.S.A. où se développe une autre aventure corporelle fascinante que J. Baudrillard répertorie aux nombre de ces stratégies fatales qu’il analyse dans le livre qui porte ce titre (coll. Figures, Grasset). Il s’agit de la multiplication des obèses américains.

Les corps humains peuvent être aux prises avec une sorte de délire nutritionnel qu’ils ne peuvent plus aucunement maîtriser. Ayant dépassé les bienfaits d’une alimentation qui permet une bonne croissance, la société américaine incite à des excédents alimentaires qui mettent le corps tout entier en état d’excroissance. Ce type d’obésité échapperait tout à fait aux normes, manifestant une complète anomalie. Il ne s’agit plus de volume du corps, d’opposition des gros aux maigres, mais d’une sorte de disparition du corps par excès, par absorption du vide ambiant, par suppression de toute forme. Ce n’est plus seulement prendre des proportions, mais perdre physiologiquement ses contours, ses limites. Tout se passe comme si le corps n’était plus étanche, résistant mais complètement poreux, traversé par l’espace environnant. Ces obèses ne sont pas mal dans leur peau, ils se sentent très bien ainsi. Ce n’est plus mauvais sang, ni mauvaise graisse, mais l’exhibition candide d’un fonctionnement à vide dans lequel ils sont inscrits sans aucunement réagir, pris dans une inflation généralisée. C’est encore une manière paradoxale de perdre son corps que de le laisser aller à ce mode d’expansion sans frein, de prolifération sans retenue, sans plus aucune distanciation ironique ni expressive. Ce grossissement n’exprime plus que le vide. Baudrillard parle d’obésité fœtale, primale, placentaire : « c’est comme s’ils étaient enceints de leur corps et n’arrivaient pas à s’en délivrer. Le corps grossit, grossit sans arriver à accoucher de lui-même » (p. 40). « Ce ne sont plus des corps à proprement parler, mais des spécimens d’une certaine inorganicité cancéreuse qui nous guette partout désormais » (p. 42).

Si le psychotique a une image du corps perturbée, il demeure que le corps n’est réel que s’il a une dimension d’imaginaire. L’obèse accède au statut du corps sans image qui s’est défait de tout désir de séduire, s’autosuffisant dans sa masse inerte. Mais est-ce encore un corps ?

Certes pour Nietzsche, le corps maigre, hideux, famélique de l’ascète était à l’image et à la ressemblance de son âme, mais ne nous y trompons pas.

Ce n’est pas l’âme qui forme, façonne le corps à son usage. Elle n’est pas cette maîtresse tyrannique imposant sa volonté à un esclave docile. Se dire « corps et âme », c’est encore parler comme un enfant. L’homme connaissant, lui, dit : »Je suis tout entier corps et rien d’autre et l’âme est un mot pour une partie du corps » (Ainsi parlait Zarathoustra, livre I, Les contempteurs du corps). Le texte allemand du Zarathoustra dit : « fûr ein etwas an Leib » : « pour un quelque chose du corps ». Et Nietzsche renforce l’aspect renversant de son affirmation en identifiant le corps et la raison. Tout se passe comme si dans la définition aristotélicienne de l’homme comme animal raisonnable, la raison ne venait pas s’ajouter à l’animalité en tant que différence spécifique, venue d’en haut, du rapport de l’humain au divin, mais venait de l’animalité elle-même, raisonnable parce qu’animal. C’est bousculer délibérément notre échelle de valeurs.

Si notre corps est une grande raison, ce que nous appelons notre esprit n’en est qu’une petite (raison), simple instrument et jouet de cette grande raison qu’est le corps. Ainsi Zarathoustra dit : « Par delà tes pensées et tes sentiments, mon frère, il y a un maître puissant, un sage inconnu qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps » (id.). C’est lui le souffleur, l’ordonnateur. Il sait très bien ce qu’il veut et se sert de moi pour ses fins et ce qu’il veut c’est se dépasser lui-même sans cesse. Accepter le corps, la vie tels qu’ils sont, sans plus chercher autre chose que survivre, c’est pour Nietzsche un arrêt de mort, car la vie est essentiellement volonté de puissance (Cf. Zarathoustra, De la victoire sur soi-même), volonté de se surmonter (id. Des tarentules). Si la vie est essentiellement volonté de se dépasser elle-même, alors l’instinct de conservation n’est nullement prioritaire. Nietzsche dira explicitement qu’il n’est pas possible de considérer la faim comme premier mobile aussi peu que l’autoconservation. En somme, derrière tous les phénomènes, on peut voir à l’œuvre le principe interprétatif qu’est la Volonté de Puissance. L’homme est tout à fait capable de sacrifier son bonheur, car ce qu’il cherche est l’augmentation de sa puissance et c’est très précisément la définition que Spinoza donne de la joie.

Ce qui est ça chez Groddeck ou Volonté de Puissance chez Nietzsche est ce qui était Dieu chez Spinoza.

Et c’est à Spinoza que nous demanderons pour finir l’éclairage nécessaire à notre dernier état de compréhension et d’incompréhension du rapport de l’âme et du corps que nous pourrions exprimer sous cette forme paradoxale : l’Ame et le Corps, c’est la même chose et cependant ils sont rigoureusement sans rapport l’un avec l’autre. Ils expriment la même chose mais dans un ordre spécifique. Avec Spinoza aussi nous sommes en présence d’une exceptionnelle tentative de synthèse et d’unification de la pensée et de l’étendue, de l’âme et du corps.

Pour ce philosophe, Dieu est tout ce qui est, ce qui peut passer pour l’affirmation athéiste par excellence. Car si Dieu est partout, c’est qu’il n’est aussi nulle part, de façon séparée, absolue, transcendante et qu’il se confond complètement avec le Monde, la Nature. Dieu n’est pas pur esprit, il ne s’est pas non plus fait homme, il est tout ce qui est. Pour Spinoza comme pour Nietzsche, le corps est une puissance incommensurable qui ne se réduit pas plus à l’organisme que la puissance de penser ne se réduit à la conscience.

Dieu est cette substance unique, cause de soi dont l’essence enveloppe l’existence. La pensée est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante (Ethique, Livre 2, prop. I). L’étendue est un attribut de Dieu, autrement dit, Dieu est chose étendue (id., prop. II). Il n’y a pas d’âme séparée du corps ; l’âme est l’idée du corps, du corps dans son état présent, de ce corps affecté, mêlé aux autres corps. Elle n’est pas ce qui se saisit elle-même comme moi, comme je pense, mais saisit une relation, un état passager et dépendant du corps. Les états de l’âme sont rigoureusement inséparables des états du corps.

L’âme n’est pas immédiatement conscience de soi, elle ne le deviendra qu’en réfléchissant sur soi, elle est alors idée d’idée. Mais elle est d’abord idée du corps : quand le corps est passif, l’âme aussi est passive, quand il est actif, l’âme aussi est active, mais sans pour cela admettre un rapport d’influence de l’un sur l’autre. L’idée est un mode de la pensée, en relation exclusive avec d’autres idées. Jamais l’âme n’agit sur le corps. Jamais elle ne l’organise, ne l’unifie. Chacun dans son ordre est radicalement indépendant et cependant tout ce qui se passe dans le corps répond strictement à ce qui se passe dans l’âme et tout ce qui se passe dans l’âme répond strictement à ce qui se passe dans le corps.

Le corps et l’âme sont deux termes hétérogènes qui fonctionnent en symbiose, en empathie, pièces hétérogènes d’une même machine. Il n’y a rien dans le corps qui ne corresponde à quelque chose dans l’âme et inversement, mais il n’existe aucun rapport de cause à effet. Seul un corps est en relation d’influence avec les autres corps, il les affecte et il est affecté, les idées seules sont en relation les unes avec les autres, mais ils sont en totale correspondance. L’âme a la vie de son corps.

A nous d’agencer cette vie pour en être affecté de façon joyeuse et ce qui est joyeux se reconnaît à ce que notre puissance d’agir en est augmentée.

Questions posées à M. Broc-Lapeyre

A) Question sur corps-âme et volonté de puissance :

Réponse : Pour la volonté de puissance, c’est Nietzsche lui-même qui définit la vie comme volonté de puissance. En tant qu’être vivant, nous sommes des êtres pleins d’énergie et désireux non seulement d’être et d’exister, mais d’être plus, sans arrêt.

B) Question de Anne Ancelin Schutzenberger :

Je voulais demander à Monique Broc pourquoi de toutes les conceptions de l’homme parlant de l’âme et du corps, elle a choisi la conception dualiste et non pas la conception unitaire et mystique ; et pourquoi, pour parler de la psychose, vous avez pris les problèmes corporels comme originant la psychose, plutôt que l’exemple du groupe Paolo Alto qui pense que l’origine de toute psychose est un trouble de la communication familiale avec le double message et la double contrainte qui se manifeste par un langage du corps qui s’oppose au langage verbal. Il m’a semblé que tout était dualiste alors qu’on aurait pu prendre, en tant que philosophe, l’attitude complètement inverse ? »

Réponse : Excusez-moi, mais je me suis fait très mal comprendre de vous, car j’ai eu le sentiment de parler de manière exagérément moniste, en choisissant Nietzsche, Groddeck et Spinoza (dont je n’ai pas beaucoup parlé), mais qui ne sont effectivement pas du tout des penseurs dualistes, à la différence de Freud qui lui, tient beaucoup plus à cette distinction du somatique et du psychique. J’ai choisi Gisela Pankoff pour parler de la psychose, mais je ne crois pas que ce soit pour autant en contradiction avec l’école de Paolo Alto car G. Pankoff est quelqu’un qui approche la psychose par la parole. Il est possible d’engager le psychotique dans une dialectique à condition de lui parler de son corps. Je ne crois pas du tout que la position de l’école P. Alto soit forcément en désaccord puisque là aussi il s’agit d’interroger les problèmes de la communication pour savoir si on peut rattraper cette relation avec le psychotique.

BIBLIOGRAPHIE

1) Les têtes interverties, Thomas Mann, p. 12-13, op. cit. p. 179.

2 )L’être-la du schizophrène, Aubier, 1981

3 )La maladie, l’art et le symbole, Groddeck. p. 97.

4) Le chercheur d’âmes, Groddeck.

5) Le Gai Savoir, Nietzsche, 13 ( Fragm. inédits, p. 472, 13, (9), O.C. Gallimard.

6) Porneia, Aline Roussel, P.U.F. (chemin de l’histoire).

7) Le monde comme Volonté et comme Représentation, Schopenhauer, p. 477. La pléiade.

8) On the Vedas, Colebrooks, extrait de Sama-Veda » in le Monde comme Volonté… p. 478.

9) Le Monde comme Volonté …p. 502.

10) Stratégies fatales, J. Baudrillard, coll. Figures, Grasset.

11) Ainsi parlait Zarathoustra, Livre I, Les Contempteurs du corps.

12) Dieu est chose pensante, Ethique, Spinoza, Livre 2, prop. I.

13) Dieu est chose étendue, Ethique, Spinoza, Livre 2, prop. 2.

Monique Broc-Lapeyre
Maître de conférences honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France Grenoble

monique.broc@wanadoo.fr

Cet article est paru dans la revue de l’ASFEC, 6eme rencontre de Grenoble, septembre 1983

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