« L’esthétique ? Elle se croyait universelle ; mais, au contraire, elle était merveilleusement soi” (Paul Valéry).»
Dans le premier temps de mon propos, je voudrais montrer, en suivant les premières pages du Discours sur l’esthétique, prononcé par Valéry en 1937, que nous ne sommes pas totalement éloignés, aujourd’hui, des problématiques et des interrogations que l’on posait à cette date ; que certaines questions ne sont pas résolues et qu’elles constituent, à juste titre, l’horizon de l’esthétique à venir.
Pourtant, et ce sera le deuxième temps de mon propos, si l’art n’est pas vraiment fini – on peut s’interroger sur les présupposés du discours de ceux qui, de façon répétitive, annoncent sa mort – le statut de l’œuvre d’art a subi des transformations. Nous verrons rapidement lesquelles.
Nous pointerons, enfin, l’embarras de l’esthétique devant un tel change ment, car nous la voyons osciller constamment entre un point de vue traditionnel qui veut qu’il y ait une objectivité démontrable des valeurs esthétiques et un extrême subjectivisme qui n’admet comme critère de jugement que le seul plaisir individuel ; ou, pour le dire autrement, une esthétique qui se sert de Kant, lorsque celui-ci va dans le sens de ce que l’on veut démontrer et qui le rejette lorsqu’il succombe à la tentation d’universalisme ; on encore une esthétique partagée entre la séduction pour la rigueur scientifique qui met en symboles l’œuvre d’art et un pragmatisme qui prend en compte les expériences marginales. Riche, l’esthétique actuelle me semble l’être. Riche et éparpillée.
On se tromperait grandement en pensant que notre fin de siècle est livrée à une débandade artistique et esthétique, ce qui n’était pas le cas il y a une soixantaine d’années, où l’institution universitaire et la production savante était quelque chose de stable. Illusion rétrospective. J’en veux pour preuve le parallèle que je voudrais tracer entre le discours prononcé en 1937 par Valéry au congrès international d’esthétique et les publications les plus récentes sur l’es thétique, à savoir, par exemple, l’ouvrage de J.-M. Schaeffer, Les célibataires de l’art, le dernier ouvrage de G. Genette, La relation esthétique et l’ouvrage de Rochlitz, Subversion et subvention, ces ouvrages français[1] renvoyant à la cohorte des productions anglo-saxonnes, d’une part, et allemande, d’autre part.
Valéry commence son intervention par ce qui pourrait paraître comme une coquetterie, à savoir sa place incongrue à l’ouverture d’un congrès, étant donné sa méconnaissance des arcanes d’une discipline, l’esthétique, qu’il n’aborde qu’en simple amateur. Mais l’amateur, ajoute-t-il, le naïf, est souvent bien utile et sa place justifiée dans la mesure où il vient “raviver” chez les savants “certaines difficultés élémentaires” souvent oubliées lorsqu’on “avance dans les délicatesses et la structure fine d’une recherche passionnément poursuivie et approfondie”.
De la suite du propos de Valéry, je retiendrai trois idées :
1) une tentative de définition de l’esthétique qui oscillerait entre a) une science du Beau et b) une science des sensations.
a) La science du Beau nous ferait, d’une part, “discerner à coup sûr ce qu’il faut aimer, ce qu’il faut haïr, ce qu’il faut acclamer, ce qu’il faut détruire”. Assurément cette science du Beau nous paraît, aujourd’hui quelque peu désuète, embarrassés que nous sommes à la définir, conscients que les définitions classiques (harmonie, équilibre, proportions) ne « collent »plus très bien face aux productions contemporaines. Malraux disait déjà que “l’art moderne est sans doute né le jour où l’idée d’art et celle de beauté se sont trouvées disjointes”[2]. On peut penser que l’objectivité du beau a fait son temps et se trouver plongés dans un relativisme, sinon un subjectivisme extrêmes. Si, “le relativisme naît de la crainte d’avoir mauvais goût”[3], il semble aujourd’hui la seule “attitude” d’une esthétique sans mythes”(selon le sous-titre de l’ouvrage de Schaeffer).
Cette science du Beau nous enseignerait, d’autre part, à “produire à coup sûr des œuvres d’une incontestable valeur”. Cette poïétique – que Valéry appelait de ses vœux – a fait l’objet d’un certain nombre de travaux[4], travaux qui ont abandonné l’idée de produire à coup sûr du Beau, idée que Valéry n’émet tait que par ironie, n’ignorant pas qu’un tel but n’était en rien désirable, invalidant la surprise, la nouveauté, la bizarrerie. “Si l’Esthétique pouvait être, disait déjà Valéry dans Léonard et les philosophes, les arts s’évanouiraient nécessairement devant elle c’est-à-dire devant leur essence.”[5] Pour intéressantes qu’elles soient, en particulier par l’accent mis sur le faire et les matériaux, ces recherches restent dépendantes de la définition du Beau, dont il semble que nous soyons toujours en quête.
b) Quant à l’autre approche de l’esthétique, cette “science des sensations”, cette idée, nous dit Valéry, est encore plus séduisante que la première (= la science du Beau). “S’il me fallait choisir entre le destin d’être un homme qui sait comment et pourquoi telle chose est ce qu’on nomme «belle», et celui de sa voir ce que c’est que sentir, je crois bien que je choisirais le second, avec l’arrière-pensée que cette connaissance, si elle était possible (je crains qu’elle ne soit même pas concevable), me livrerait bientôt tous les secrets de l’art.”[6]
Ce que c’est que sentir : l’esthétique d’aujourd’hui, tourne sans cesse au tour de cette question, objet de la discussion entre – pour faire vite – ceux pour qui sentir n’est pas différent de concevoir, de comprendre[7] et ceux pour qui ces deux opérations sont nettement distinctes par essence et dans leur chronologie[8].
Ayant du mal à trouver une définition en compréhension de l’esthétique, Valéry va essayer d’en trouver une en extension. Il se demandera donc quelles productions intellectuelles on met sous la rubrique esthétique ou, en d’autres termes, quels ouvrages admettre dans la bibliothèque d’esthétique. Je lis : “Le hasard m’offre […] une page de Géométrie pure”. Je commente librement : on pourrait penser à un ouvrage sur La géométrie des peintres[9] où nous sont montrées les figures géométriques dans lesquelles s’inscrivent telle partie ou la totalité d’un tableau ; ou encore à certains commentaires d’Alain Jaubert (émission Palettes) montrant les schémas de construction de L’Astronome de Vermeer, par exemple. Valéry continue : “voici un grand nombre de livres d’histoire…” Aujourd’hui, plus encore qu’hier, la bibliothèque d’esthétique comprend de nombreux historiens de l’art (Berenson, Panofsky, Shapiro, Wölfflin, etc., bien qu’on puisse se demander avec Hans Belting si l’histoire de l’art n’est pas, elle aussi, finie[10]. Attardons-nous quelques instants sur le rapport entre es thétique et histoire de l’art : les esthéticiens, me semble-t-il, font trop peu de cas de l’histoire de l’art, comme s’ils tenaient à séparer des domaines qui ne sont pas séparables. Il y a là une sorte de besoin de pureté, – peut-être plus apparent chez les Anglo-Saxons, à cause de leur souci conceptuel, – qui est un peu gênante. Par ailleurs, ceux qui enseignent l’histoire de l’art, du moins dans certains départements d’histoire de l’art, font peu cas des aînés prestigieux (Warburg Institute), jugés peut-être trop théoriciens. J’ai souvent été étonnée de rencontrer à mes cours d’esthétique, l’année de licence, des étudiants d’histoire de l’art qui n’avaient jamais entendu parler de Panofsky, Gombrich, Kris, etc.
Je ferme cette parenthèse et je continue la lecture du texte de Valéry. Après les livres concernant les sciences (géométrie, Histoire mais aussi anatomie, cristallographie, acoustique) Valéry va se trouver en face d’ouvrages concernant les techniques. Je cite : “De la taille de la pierre à la gymnastique des danseuses, des secrets du vitrail au mystère des vernis de violons, des canons de la fugue à la fonte de la cire perdue, de la diction des vers à la peinture encaustique, à la coupe des robes, à la marqueterie, au tracé des jardins, — que de traités, d’albums, de thèses, de travaux de toute dimension, de tout âge et de tout format !… Le dénombrement cartésien devient illusoire, devant cette prodigieuse diversité où le tour-de-main voisine avec la section d’or. Il me semble qu’il n’y ait point de limites à cette prolifération de recherches, de procédés, de contributions, qui, toutes, ont cependant quelques rapports avec l’objet auquel je pense, et dont je demande l’idée claire.” Il faudrait ajouter aujourd’hui toutes les techniques vidéo qui permettent, sur le plan musical, production et enregistre ment de sons ultra sophistiqués et, dans le domaine de l’image, ces créations d’images qui ne reproduisent plus une réalité mais la constituent.
Valéry continue : “Que me reste-t-il à consulter ? Deux amas d’inégale importance : l’un me semble former d’images où la morale joue un grand rôle. J’entrevois qu’il y est question des rapports intermittents de l’Art et du Bien”… Ce chemin là semble, aujourd’hui, peu fréquenté (mais il va l’être ! ), comme si le § 59 de la Critique de la faculté de juger, où Kant fait du beau le symbole du bien, en constituait le terme. Et pourtant avons-nous épuisé le sujet ? Certes il n’est absolument pas question de rétablir une quelconque censure. La condamnation des Fleurs du mal et ses avatars en notre temps appartiennent à un passé considéré comme définitivement révolu. Le problème posé est tout autre : il consiste à se demander si, – dans la mesure où l’esthétique n’est pas seulement jugement intellectuel et où elle concerne nos réactions sensibles, affectives – si donc nos dégoûts (et avec ce terme ne sent-on pas que la condamnation est es thétique mais aussi éthique ?) ne seraient pas plus éloquents que nos goûts. Certaines, disons, résistances chez le spectateur ne révèlent-elles pas qu’entre la laideur, l’horreur, l’immonde, les frontières sont mal dessinées. Je pense, par exemple, aux résistances que suscite, chez des amateurs pourtant éclairés, la peinture de Bacon : comme si la défiguration ne pouvait susciter que recul ou pitié, bref une réaction morale et non esthétique[11].
Le problème serait donc celui-ci : que pouvons-nous supporter physique ment (je dis bien supporter et non admettre) tout en sachant que cela est transfiguré, bien sûr, par l’art, transi par l’ironie, porté par la provocation ? Ou encore (je pose à dessein des questions naïves) : des charniers photographiés ne sont pas supportables ; pourquoi certaines toiles de Zoran Music le seraient-elles ? On m’objectera Une Charogne de Baudelaire ou la Venus Anadyomène de Rimbaud. Je répondrai alors que le verbe, par sa musicalité, donne de la distance et laisse on imagination libre (ce qui peut être pire !) ; il n’a pas la prégnance de l’image. En bref, ce que je veux dire c’est ceci : n’y a-t-il pas un moment où le sujet absorbe la forme, où la force du fond aspire, détruit la forme, où, pour reprendre des termes employés par Braque, l’anecdote (étymologiquement = choses inouïes) l’emporte sur le pictural. Pouvons-nous séparer le fond de la forme dans le cas où le fond ne nous laisse pas jouir de la forme (cas du dégoût)?
Je ferme cette parenthèse-digression sur les rapports esthétique-morale et j’en viens au dernier tas de productions placées devant Valéry et susceptibles de nous conduire à la définition de l’esthétique : ce sont celles que la philosophie – comprenez la métaphysique – a phagocytées : “L’esthétique […] d’a bord et pendant fort longtemps se développa in abstracto dans l’espace de la pensée pure.” Aujourd’hui appartiendraient à cette catégorie tous ceux que Schaeffer dans L’art de l’âge moderne a rangés sous le terme de la théorie de l’art, des romantiques allemands à Heidegger, ceux qui ont kidnappé l’art au profit des spéculations.
Cet inventaire valéryen, placé sous les auspices de Descartes nous semble aujourd’hui aussi bizarre que celui de Borgès et de son encyclopédie chi noise[12]. Sa date(1937) le rend-elle obsolète ?[13] Qu’on se détrompe, car G. Lascault, naguère, dans un texte fort amusant, faisait le même constat : il imaginait un étudiant qui, désireux de savoir ce qu’est l’esthétique se serait mis à écouter aux portes des salles de cours : il aurait entendu, ici, un cours sur la dé finition de l’art, là un cours sur l’ennui contre lequel les œuvres d’art servent à lutter, ici un cours sur l’opposition entre les matières nobles (or, ivoire, etc.) et les rebuts et détritus divers utilisés par Schwitters, César et Villeglé. Là il aurait été question de l’ouvrage de Quincey, De l’assassinat considéré comme l’un des beaux-arts, ailleurs du Portrait des ambassadeurs de Holbein et de l’anamorphose, ailleurs encore, on aurait parlé du fragmentaire, de l’hybride et de l’inachevé. Dans telle salle, il aurait entendu récuser les oppositions traditionnelles jugées trop simplistes entre le figuratif et le non figuratif, la couleur et la forme, le jeu et le sérieux. Dans telle autre, on aurait débattu de la mort chez Poussin à partir de Panofsky et de Marin et, tout à côté, du Grand-verre de Duchamp et de “la timide puissance de la mariée.”[14] . En plus de cinquante ans les choses n’ont guère changé. Si l’esthétique n’est pas, c’est qu’elle s’éparpille en une multiplicité foisonnante…
Je passe au dernier point de mon parcours valéryen. Valéry écrit : ”À la racine des problèmes qu’elle avait pris pour siens, la naissante Esthétique considérait un certain genre de plaisir.” Avec Valéry et mes contemporains je voudrais revenir sur cette notion de plaisir. Notion toujours “gênant[e,] dit Valéry, dans une construction intellectuelle”. Toujours gênante, assurément, dans son acception commune. Celui qui a le plus éprouvé cette gêne est sans doute Kant qui fait du plaisir une conséquence du jugement, d’après le fameux § 9 de la Critique de la Faculté de Juger. Non, comme on l’a dit[15], parce que Kant “ a exclusivement placé le plaisir du côté de la sensibilité et opposé celle-ci à l’entendement” ; mais parce que le plaisir esthétique réside pour Kant dans le libre jeu entre l’imagination et l’entendement et que ce libre jeu est en quelque sorte l’épreuve de nos capacités de penser qui s’exaltent elles-mêmes et dont l’objet n’a été que l’occasion. Il y a là l’expérience du plaisir de penser et non du plaisir de comprendre (comme on comprend la structure d’une symphonie ou d’un sonnet), ni de sentir.
Valéry continue : Plaisir et douleur “offrent le type même de cette confusion ou de cette dépendance réciproque de l’observateur et de la chose observée qui est en train de faire le désespoir de la physique théorique.” Cela fait aussi le nôtre aujourd’hui, à nous esthéticiens,… avec quelques années de retard. Puisque le débat central de l’esthétique actuelle consiste à se demander comment se situer entre un objectivisme qui prétendrait qu’il y a des lois du Beau[16] et un subjectivisme qui prétendrait que le plaisir individuel est le seul critère de l’esthétique. Ayant fait du plaisir la racine des problèmes esthétiques, Valéry va alors chercher à le caractériser en distinguant celui de la conservation de l’espèce, cette ruse de la Nature, selon Schopenhauer (“Il faut ou perdre l’esprit ou perdre sa race,” dira l’un des interlocuteurs de L’Idée Fixe) et ceux des plaisirs qui “ ne servent de rien dans l’économie de la vie”. Plaisirs désintéressés, donc.
“Un plaisir qui s’approfondit quelquefois jusqu’à communiquer une illusion de compréhension intime de l’objet qui le cause ; un plaisir qui excite l’intelligence, la défie et lui fait aimer sa défaite ; davantage, un plaisir qui peut irriter l’étrange besoin de produire ou de reproduire la chose, l’événement ou l’objet ou l’état, auquel il semble attaché, et qui devient par là une source d’activité sans terme certain, capable d’imposer une discipline, un zèle, des tourments à toute une vie, et de la remplir si ce n’est d’en déborder, — propose à la pensée une énigme singulièrement spécieuse qui ne pouvait échapper au désir et à l’étreinte de l’hydre métaphysique. Rien de plus digne de la volonté de puissance du Philosophe que cet ordre des faits dans lequel il trouvait le sentir, le saisir, le vouloir et le faire, liés d’une liaison essentielle, qui accusait une réciprocité remarquable entre ces termes, et s’opposait à l’effort scolastique, sinon cartésien, de division de la difficulté. L’alliance d’une forme, d’une matière, d’une pensée, d’une action et d’une passion ; l’absence d’un but bien dé terminé, et d’aucun achèvement qui pût s’exprimer en notions finies ; un désir et sa récompense se régénérant l’un par l’autre ; ce désir devenant créateur et par là, cause de soi ; et se détachant quelquefois de toute création particulière et de toute satisfaction dernière, pour se révéler désir de créer pour créer, — tout ceci anima l’esprit de métaphysique”[17]. Nous avons là le passage de l’esthétique à la poïétique par lequel les considérations valéryennes ne séparent pas la contemplation de l’activité artistique…
Je m’arrêterai là dans la lecture de ce texte, dont je n’ai abordé que le dé but, retenant seulement de la suite deux phrases à méditer :
– la première concerne l’étrange opération des métaphysiciens soucieux de rigueur, qui, devant ce “monstre de la Fable Intellectuelle” qu’est l’esthétique ont exigé “que l’on séparât le Beau des belles choses”. Écho de l’Hippias Majeur, auquel Valéry ne songeait sans doute pas, anticipation des réflexions de Nathalie Sarraute dans C’est Beau,[18] auxquelles Valéry songeait encore moins et pour cause…
– la seconde rencontre les propos contemporains cherchant à resituer l’es thétique, après tous les démentis apportés à son ambition démesurée. Valéry écrit : “Elle valait mieux que son rêve. Son erreur, à mon sens, ne portait que sur elle-même et sa vraie nature ; sur sa vraie valeur et sur sa fonction. Elle se croyait universelle ; mais, au contraire, elle était merveilleusement soi, c’est-à-dire originale.” Déboutée de sa prétention à l’universalité qui la rigidifiait, l’esthétique pouvait modestement cultiver son jardin.
Je conclurai donc ma première partie en disant qu’entre 1937 et 1997 les choses n’ont pas fondamentalement changé, ce qui est rassurant quant à la permanence de l’esthétique, mais un peu inquiétant, quant à l’impact des arts sur l’esthétique, arts qui, eux, ont changé
D’où le deuxième temps de mon propos, qui sera beaucoup plus court Je dirai d’abord que contrairement au titre de ce colloque je ne crois pas à la fin de l’art même s’il est de bon ton aujourd’hui, que l’on soit de gauche, de droite ou du centre, de faire le procès de l’art contemporain. Qu’il s’agisse de J. Clair, de Baudrillard, de Castoriadis ou de Fumaroli, de Télérama, d’Esprit, de Libération ou de Krisis, nous assistons à un tir groupé contre l’art contemporain : totale nullité de cet art, imposture du système qui le promeut, abus de pouvoir des institutions et de la Critique et incitation à repartir sur des bases plus saines. De telles attaques ne sont pas nouvelles : on pourrait en faire l’histoire. Elles sont, depuis sept ans, réapparues épisodiquement et ont atteint récemment leur paroxysme. Elles correspondent sans doute à un moment de désarroi, de crise. Mais peut-être y a-t-il là quelque chose de suspect et comme un relent idéologique dont les auteurs ne sont pas toujours conscients[19]. Par ailleurs, on peut se demander si ceux qui attaquent et critiquent ont vraiment une connaissance de l’art contemporain. Leurs bêtes noires sont des artistes qui soit sont morts (Beuys, Warhol) soit ont un âge respectable, qui sont donc “arrivés” et n’ont rien à craindre de ces invectives ; alors que des artistes plus jeunes se trouvent emportés dans cette tourmente sarcastique et que ceux mêmes qui les critiquent ne connaissent pas leurs œuvres, ne se rendant jamais aux expositions.
J’en resterai là concernant ce problème d’actualité et voudrais rappeler rapidement comment le changement de statut de l’œuvre d’art au cours de ce siècle a modifié, sans que le spectateur en prenne toujours conscience, l’expérience esthétique. Je rappellerai trois choses :
1) Avec W. Benjamin, que les techniques de reproduction ont transformé l’approche de l’œuvre d’art qui a perdu son ici et maintenant, sa présence, ce que Benjamin appelait son aura. Multipliée, l’œuvre d’art se trouve détachée de son lieu (exportée, exilée) et de son temps, puisqu’actualisée : elle acquiert un autre statut, qui ne correspond pas à son essence qui n’est pas celle d’une réception collective (comment ne pas y penser quand on voit les spectateurs s’agglutiner devant un tableau lors des grandes expositions !), au contraire des arts de masse, dont le cinéma. Outre cela, il y aurait beaucoup à dire sur les détériorations dues à la quadrichromie de nos livres sur l’art, sur la fausse lumière (aura !) qui vient éclairer nos diapositives, trompeuses encore en ce qu’elles nous donnent tout au même format, des Noces de Cana de Véronèse à la Nef des fous de J. Bosch.
2) On peut non seulement prendre son parti de cette diffusion mais encore s’en féliciter : c’est ce que fera Malraux avec sa conception du musée imaginaire, ce lieu où pourront être confrontées les œuvres d’art du monde entier et de tous les temps. On est loin ici de la perte de l’aura, car ce qui compte, c’est ce par quoi l’homme triomphe de la mort en laissant sur terre une trace du génie humain. Il y a chez Malraux une convocation des chefs-d’œuvre (notion ô combien ambiguë ! ) pour ce que Caillois baptisait méchamment de “grande parade funèbre”. J’ai été frappée par le témoignage de Pierre Moinot visitant avec Malraux le musée d’Athènes et rapportant : “André Malraux passe les Coré en revue comme s’il feuilletait un lexique. La tête légèrement baissée, l’index replié posé sur la lèvre supérieure, il s’arrête devant chaque statue, la parcourt d’un coup d’œil, scrute un instant chaque visage aux cheveux nattés ou roulés, réfléchit une seconde et dit «ouè !» avec un court hochement de tête, – non pas oui, ni ouais, mais son habituel ouè ! net et bref. Voilà la statue rattachée d’un seul coup à son univers intellectuel et intégrée dans son système de références : elle est en même temps comprise, classée, admise. Reste à savoir si A. M. a le temps de l’aimer. Même la Coré boudeuse devant laquelle il déplie l’index et pose le dos de sa main entière devant ses lèvres, ne tire de lui qu’un hochement de tête indiquant que le langage de pierre a été traduit et identifié. Il continue ainsi la revue sans aucune concession donnée ou permission apparente au domaine sensible. Son propre plaisir ne l’intéresse pas.”[20] Rien là qui soit comparable à l’émotion de Bergotte devant La vue de Delf de Vermeer, ni à celle de ce voyageur dont parle Hofmannsthal qui, ayant une heure à perdre avant une conférence d’affaires, entre par hasard dans une boutique où se tient une rétrospective et fait la bouleversante rencontre en découvrant les tableaux d’un inconnu d’une âme aussi tourmentée que la sienne, aux résonances fraternelles. De l’auteur il ignore tout, sinon qu’il s’appelle…Van Gogh[21].
3) Il nous faut franchir un pas de plus et passer du musée imaginaire à la vidéosphère, (terme proposé par S. Daney et repris par R. Debray[22] ) qui n’est plus comme la graphosphère celle de l’art mais du visuel et qui est aussi passage de l’esthétique à l’économie[23]. Quant à l’image, devenue numérisée, elle n’est plus la copie de quoi que ce soit. Elle a son être dans son paraître.
Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il y a beaucoup d’ambiguïté dans cette vidéosphère quant au statut de l’image. Car l’image numérisée qui n’existe que dans son paraître peut être œuvre originale ; et, en ce cas, n’être pas semblable à l’image qui est la photographie d’une peinture, peinture qui a perdu l’épaisseur de ses couches, sa matérialité. Avec mon CD-Rom je peux me promener à l’intérieur du musée d’Orsay, fixé tel détail de tel tableau. Ici ce que je gagne en savoir, en connaissance, en documentation, je le perds en saveur sensible. L’attitude même de la conscience est tout autre.
En passant de la reproduction technique au musée imaginaire puis à la vidéosphère, notre connaissance de l’art s’est certes accrue. On peut étiqueter, échantillonner, comparer, mais l’esthétique, si elle est bien esthésique, s’est per due comme si à un entendement plus performant manquait un corps qui peut vibrer, s’émouvoir.[24]
Je conclus le second temps de mon propos : on ne peut croire, me semble-t-il, à la fin de l’art qu’en fonction d’une métaphysique (telle celle de Hegel qui pense à un développement de l’Esprit qui encore incarné dans l’art, va se spiritualisant de plus en plus). Si l’on est débarrassé de ces présupposés métaphysiques, on constate alors, aujourd’hui encore, que des artistes tantôt dans leur atelier, tantôt dans leur laboratoire, se battent avec la matière, celle-ci fût-elle des mots ou de sons ou des pigments, pour tenter de l’organiser ou de la rendre plus éloquente. Que leurs expressions ne nous touchent pas toujours ou nous révulsent comment s’en étonner quand l’art d’une certaine manière n’a jamais eu de contemporains ! [25] La grande erreur, lorsqu’on parle de l’art, c’est de l’intégrer à une culture alors qu’il ne l’est jamais que rétrospectivement et que, dans son temps, il en est la contestation permanente. Il demeure, par ailleurs, que notre rapport à l’œuvre change considérablement du fait des techniques qui nous la restituent, la transforment, quand elles ne la créent pas.
On se demandera, dans la troisième partie du propos, si l’esthétique a pris en compte le changement de statut de l’art. On pourra objecter que, d’une certaine façon, elle n’avait pas à le faire, du moins immédiatement, dans la mesure où elle est réflexion et donc mise à distance des événements artistiques. Mais cette mise à distance dure un peu trop, car depuis maintenant 80 ans – ce qui est beaucoup – elle ne cesse de commenter le geste de Duchamp qui déstabilise aussi bien le statut et la fonction de l’art que celui du “regardeur”. Les analyses de Danto concernant les boîtes Brillo se situent, toutes choses égales par ail leurs[26], dans cette mouvance.
Par ailleurs, et bien qu’elle se tienne à distance des productions les plus contemporaines, que les esthéticiens ne connaissent pas forcément (et on peut le déplorer !), l’esthétique témoigne, en cette fin de siècle, d’une vitalité exubérante et éclatée. On pourrait grossièrement distinguer :
-du côté allemand, les successeurs d’Adorno, qui n’en finissent pas de tuer le père, tout en se situant dans son sillage, tantôt récusant sa trop ascétique conception de la réception esthétique (Hans Robert Jauss), tantôt rejetant l’idée de vérité comme inadéquate à l’art (Karl Heinz Bohrer), tantôt encore essaient de penser une rationalité qui ne serait pas supérieure et donc réconciliation, mais plurielle (Martin Seel, Albrecht Wellmer). Mais, cette esthétique me semble se réfugier à un niveau d’abstraction et de théorisation tel qu’on ne perçoit plus bien – sauf chez certains comme Peter Bürger qui parle de Tapiès et de Beuys, – le rapport avec l’analyse concrète d’œuvre d’art[27].
– tout autre est le point de vue anglo-saxon qui, dans sa volonté contraire d’éliminer tout héritage, tente de reprendre les problèmes à zéro, suspectant toute essence, lui préférant la circonstance (quand y a-t-il art ? ) et tentant d’éliminer le flou verbal en formalisant les symboles de l’œuvre d’art. Le radicalisme de telles démarches a de quoi séduire. Il peut aussi agacer et le “continental” peut quelquefois partager la réaction de Lyotard voulant interrompre “ la terreur théorique, la vulgaire aspiration au vrai, […] la prétention de maîtrise et “introduire dans le discours […] philosophique le même raffinement, la même force de légèreté qui se donne cours dans les œuvres de peinture, de musique, de cinéma expérimental.”[28]
Prenons, à titre d’exemple, les tentatives pour dire la spécificité du plaisir-déplaisir esthétique[29].
On peut rapatrier l’émotion esthétique à l’intérieur du savoir et faire de l’esthétique un secteur de la connaissance intellectuelle. C’est, on le sait, la voie prise par Goodman et en France par ses commentateurs, Pouivet et Morizot. Perspective intéressante, car dans une certaine mesure elle “renverse la vapeur”, montrant la nécessaire part de savoir, d’inventivité, d’intelligence dans notre rapport à l’art[30]. Mais elle me semble dissoudre, occulter la spécificité de cette expérience qui met en jeu des phénomènes somatiques à fort retentissement[31] convoquant ce que Valéry appelait la sensibilité générale (celle qui est en rap port avec notre système végétatif ; dont la source est viscérale), mais aussi et surtout la sensibilité spéciale, directement liée à nos cinq sens, dont on sait qu’ils opèrent synesthésiquement. C’est pourquoi il y a une spécificité de cette émotion qui ne saurait se comparer à celle due à la résolution d’un problème ma thématique, qui peut être, elle aussi, exaltante, mais qui est, me semble-t-il, plus ponctuelle, alors que l’émotion esthétique est définitivement bouleversante, ce qui veut dire qu’on ne l’oubliera jamais. De là sa rareté, sur laquelle il faut insister : rare, précieuse et pourtant de l’ordre du presque rien. Ce qu’elle met en jeu, dans une dialectique dont Valéry après Kant a analysé les effets, c’est le corps et l’esprit. Comme le conseillait celui qui disait de lui-même qu’il était un cérébral mais aussi une brute – j’ai nommé Cézanne– : “Savoir pour mieux sentir, sentir pour mieux savoir.”[32].
Si on refuse que l’émotion soit totalement absorbée par la connaissance, la cognition, on tentera d’en dire la spécificité. Pour cela deux territoires sont à parcourir :
1) le premier est celui de la sociologie déjà abondamment balisé par Bourdieu dans La distinction. Je trouve étonnant que les dernières publications en fassent si peu de cas (Genette ne le cite pas, même dans sa bibliographie, Schaeffer lui accorde une note insignifiante). Il y a là, me semble-t-il, une occultation dont les raisons, cachées elles aussi, sont sans doute autres qu’intellectuelles. Et tout se passe comme si, dans le discours, encore idéaliste en ce sens, de nos auteurs notre évaluation esthétique tenait à notre seule idiosyncrasie, comme si nos goûts ne nous avaient pas en grande partie été inculqués par notre classe sociale, notre éducation, notre culture. Mésestimer cette dimension sociale, comme le font allégrement les Anglo-Saxons et nos auteurs récents, qui sont vraiment trop allusifs à ce sujet, me paraît amputer la problématique de l’es thétique de l’une de ses dimensions fondamentales. Car on nous a appris à apprécier telle ou telle œuvre, et il est rare qu’on oublie cet enseignement. Bien plus on nous a appris ce qu’était une émotion esthétique, on nous a appris à l’éprouver, et aussi à la formuler même si les mots pour la traduire ne sont pas les mêmes, comme l’a remarquablement mis en scène Nathalie Sarraute dans C’est beau.
2) Le second territoire serait celui, disons pour faire vite, de la psychologie des profondeurs. Je pense que, sans emprunter le lourd appareil de la psychanalyse, il nous est possible à nous spectateurs de retrouver par anamnèse le pour quoi de notre émotion, situé assez loin dans notre enfance et peut-être capté par tel ou tel objet ou sensation.[33]. Si la psychanalyse de l’art s’est intéressée aux créateurs, rien n’a été fait du côté du récepteur.
Je crois que c’est dans cette direction qu’il nous faudrait aller et que cette recherche est peut-être trop vite fermée quand on affirme, comme le fait Genette ou encore Rochlitz, que c’est idiosyncrasique. Ne pourrait-on pas penser qu’à confronter un certain nombre d’analyse de cet émoi singulier, de ce petit sillon creusé par telle ou telle œuvre, on arriverait sinon à dégager des constantes du moins à en savoir un peu plus. On pourrait penser à un certain nombre d’exemples : ces quelques vers du poème Fantaisie de Nerval
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber
…
Qui pour moi seul a des charmes secrets!
Et Nerval nous dit que chaque fois qu’il l’entend, il croit voir apparaître “une dame, à sa haute fenêtre / Que, dans une autre existence peut-être / J’ai déjà vue… et dont je me souviens !”
On pourrait aussi citer le moment où le personnage du Bavard de Louis-René des Forêts, après avoir été roué de coups, vient d’être laissé, dans un état de demi-conscience, étendu sur le sol couvert de neige ; il entend alors des voix d’enfants, un chant mystérieux qui le ravit et dont il a le sentiment qu’il n’est réservé qu’à de rares élus. Enfin troisième exemple – il est lui aussi musical – emprunté à un passage des Cahiers de Valéry. Valéry nous dit qu’à un certain âge tendre il a peut-être entendu une voix de contr’alto profondément émou vante. Ce chant l’a marqué au point qu’il lui a semblé que toute sa vie il n’avait rien fait d’autre que de chercher à le retrouver comme si une béance avait été introduite en lui, béance que seul ce chant pouvait combler. La fin du texte essaie de qualifier cette voix :
“Une voix qui touche aux larmes, aux entrailles ; qui tient lieu de catastrophes et de découvertes ; qui va presser sans obstacles, les mamelles ignobles de l’émotion bête; qui, artificiellement et comme jamais le monde réel n’en a besoin, éveille des extrêmes, insiste, remue, noue, résume trop, épuise les moyens de la sensibilité,…elle rabaisse les choses observables. On l’oublie et il n’en reste que le sentiment d’un degré dont la vie ne peut jamais approcher.”[34]
Resterait à savoir – et c’est le problème central de l’esthétique – si cette émotion, ce sentiment peut être le seul critère de la légitimité de l’œuvre, comme le soutient G. Genette dans son dernier ouvrage. J’avoue que, pour ma part, je ne saurais aller jusqu’à là et, sans sombrer dans un objectivisme dogmatique, il me semble que l’on peut soutenir et démontrer qu’il y a des œuvres qui, par leur complexité, leur densité, sont plus riches que d’autres et qu’elles offrent ainsi un plaisir indéfiniment renouvelable. En ce sens ma position se rapprocherait de celle de Deleuze et Guattari dans[35] Qu’est-ce que la philosophie ? En définissant l’œuvre d’art comme bloc de sensations composé de percepts et d’affects créés par l’artiste, blocs de sensations dépersonnalisés (l’heure d’une journée, le degré de chaleur d’un moment, une couleur-matière), l’art nous met en présence d’un sentir désubjectivisé, à saturation maximale. Ces blocs de sensations, réversibilité du sentant et du senti (du sujet et de l’objet) sont comme des forces qui vont prendre forme, s’échanger, etc. L’intérêt d’une telle perspective est de concilier les positions contradictoires (objectivisme ou subjectivisme), non en aval mais en amont.
Pour ne pas conclure, je dirai qu’il se dit beaucoup de bêtises en ce mo ment. Il y a quelques jours, un dialogue radiophonique se terminait par ces mots : “ l’art meurt quand l’esthétique triomphe. “ Qu’on se détrompe il ne s’agissait pas de faire du Hegel, encore moins de mettre en évidence l’impérialisme de théories spéculatives sur l’art – théories qui ont existé au XIXe[36] mais ont disparu depuis que l’esthétique s’est détachée, sauf rare exception (Heidegger) de l’ontologie et de la métaphysique – il s’agissait d’une méconnaissance du sens du mot esthétique : car l’esthétique n’est jamais que seconde, et donc d’autant plus vivante que l’art l’est. Elle n’en est que la résonance, la prise de conscience de la trace qu’il laisse dans nos vies.
Régine Petra
Professeur honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France Grenoble
Regine.pietra@wanadoo.fr
[1]. J.-M. Schaeffer, Les célibataires de l’art, Paris, Gallimard, 1996 ; G. Genette, L’ Œuvre de l’art, T. II, La relation esthétique, Paris, Seuil, 1997 ; R. Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, 1994.
[2]. Préface au catalogue de Fautrier, Galerie Drouin, 1945.
[3]. P. D’Hermies, Art et sens, Paris, Masson, 1974, p. 194.
[4]. Par ex. Recherches poïétiques T. I et T. II, Paris, Klincksieck, 1975-76, ainsi que la revue du même nom publiée par l’Université de Valenciennes et dont le N°5 (1996-97), consacré à Valéry, contient les leçons du Cours de poétique au Collège de France, publié autrefois par la revue Yggdrasill, aujourd’hui difficile à trouver.
[5]. Œuvres complètes, Gallimard, (La pléiade), T. I, p.1240.
[6]. Ibid., p.1296.
[7]. “[…] l’expérience esthétique tout comme l’expérience scientifique a fondamentalement un caractère cognitif. Mais nous ne renonçons pas facilement à l’idée que l’art est, d’une façon ou d’une autre, plus émotif que la science.” Goodman, Langages de l’art, [1976], Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p . 287.
[8]. “[…]l’expérience esthétique et la « connaissance des arts » sont deux pratiques autonomes et autosuffisantes […] il n’est pas indispensable d’aimer une œuvre pour l’étudier, ni de l’étudier pour l’aimer (ou la détester). ” G. Genette, op. cit. , p. 276.
[9]. Ch. Bouleau, La géométrie des peintres, Paris, Seuil, 1963.
[10]. H. Belting, L’histoire de l’art est-elle finie ? [1983], Nîmes, J. Chambon, 1989.
[11]. Deguy dit quelque part : “Peut-être toute laideur est-elle redoutée à partir de cette compassion pour la défiguration de la figure. ”
[12]. Voir M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, préface.
[13]. C’est sans doute ce que penserait Marc Jimenez qui écrit que “depuis deux décennies […] l’esthétique prend acte du vieillissement des problématiques habituelles ; les questions « classiques » des années 60-70 sont aujourd’hui obsolètes, du moins dans leur formulation” L’enseignement philosophique, nov.-Déc. 1991, p. 23.
[14]. G. Lascault, “L’art” in Douze leçons de philosophie, Documents du Monde, novembre 1982.
[15]. Voir R. Pouivet, “Compétence, survenance et émotion esthétique”, Revue internationale de Philosophie, décembre 1996, p. 640.
[16]. Le dernier avatar de cette conception est la pensée de Levi-Strauss, exprimée dans l’ouverture de Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964, p. 26 sq.
[17]. C’est nous qui soulignons. Nous retrouverions là, toutes choses égales par ailleurs, les cinq traits par lesquels Monroe Beardsley qualifie une expérience esthétique : concentration de l’attention sur l’objet, libération par rapport aux soucis, affect détaché, déplacé ou métaphorisé, implication active dans la découverte de l’objet, sentiment d’intégration de l’expérience.
[18]. N. Sarraute, Théâtre, Paris, Gallimard, 1978, p. 43 à 62.
[19]. Voir Art Press, avril 1997. Curieux, par exemple, de voir Régis Debray écrire dans Krisis et Jean clair insulter publiquement, au Cercle de minuit, Fromanger et lui écrire, ensuite, une lettre d’excuses.
[20]. Magazine littéraire, octobre 1996, p. 42.
[21]. Hofmannsthal, lettre du 26 mai 1901 in Lettre de lord Chandos et autres écrits, Paris, Gallimard, 1980, p. 141 sq.
[22]. Voir R. Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard (folio), 1992.
[23]. L’importance du facteur économique est si grande et elle va tellement de soi qu’on ne la signale même plus. D’où cette impression étrange, lorsqu’on lit certains livres d’esthétique, de nager en plein idéalisme. Et pourtant entre l’art et l’argent les rapports ne sont pas de simple complicité, ils sont d’identification. Debray rapporte (p.340) qu’à l’exposition Art et Pub du Centre Pompidou en 1991, le visiteur tombait à l’entrée sur ce panneau : “Faites avec votre argent une œuvre d’art, tout de suite…” Ce «faire » consistait à placer un billet ou un chèque dans la photocopieuse laser d’un «artiste» renommé, et la coupure revenait avec un numéro garantissant que la pièce était unique. La sérialisation automatique de l’unicité.”
[24]. Il est vrai qu’il est question ici essentiellement de la peinture et sans doute ce qui est dit là ne vaudrait pas pour les œuvres allographiques : la réception d’une œuvre littéraire ne change peut-être pas fondamentalement selon qu’elle est lue en édition originale ou en livre de poche.
[25]. Philippe Dagen rappelait récemment dans Le Monde que, en 1937, il semblait audacieux de demander des œuvres à Delaunay pour l’Exposition universelle. Or cette année là il y avait un quart de siècle que Delaunay avait peint ses premières toiles non figuratives.
[26]. Car le ready made est déjà là, alors que les boîtes Brillo sont fabriquées par l’artiste.
[27]. Sur ces auteurs on consultera, Théories esthétiques après Adorno, texte présenté par R. Rochlitz, Actes Sud, 1990 ; L’art sans compas, sous la direction de Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1992.
[28]. J. F. Lyotard, Rudiments païens, U.G.E, 1977, p. 9.
[29]. En prononçant ces mots je me dis qu’ils ne conviennent pas tout à fait et que toutes les tentatives qui ont été faites dans le champ sémantique de cette notion ne conviennent pas non plus.
[30]. Ce que le sens commun accepte encore difficilement, imaginant que quiconque est de plain pied avec l’art. Cet aspect “intellectuel”, cette nécessaire initiation, Genette le passe trop sous silence, insistant sur le surgissement de l’émotion singulière, irréductible à tout influence.
[31]. La distinction que Bachelard fait entre “les résonances qui se dispersent sur les différents plans de notre vie dans le monde” et “le retentissement qui nous appelle à un approfondissement de notre propre existence” me semble éclairante. La poétique de l’espace, Paris, P.U.F, 1958, p. 6.
[32]. Voir. Conversations avec Cézanne, Macula, 1978, p. 115 et 126.
[33]. Ainsi que le dit Proust, dans le Contre Sainte-Beuve (Gallimard, Pléiade, 1971, p.111) chaque heure de notre vie s’incarne et se cache dans tel ou tel objet. Et chacun d’entre nous pourrait la délivrer. Pour donner un exemple personnel : m’interroger sur l’impact que peut avoir sur moi tel bleu d’Y. Klein, c’est retrouver les longs moments – ils sont terriblement présents et je savais en les éprouvant que je m’en souviendrais – où, tout enfant, je regardais à l’arrière du bateau en pleine Méditerranée, le gouvernail fendre ce bleu, un “certain bleu si bleu qu’il n’y a que le sang qui soit plus rouge”. Et cette phrase de Claudel, quand on l’a prononcé devant moi plus tard, je savais qu’elle non plus je ne l’oublierais pas.
Ainsi se trouve constitué ce complexe d’impressions, de souvenirs, de réminiscences que L. Marin décrit avec pertinence dans Détruire la peinture (Paris, Galilée, 1977, p.12 ) : “transcrire cette espèce de rumeur que j’ai, que vous avez dans la tête, quand je (vous) regarde des tableaux, ce « bruit » qui charrie un bout de poème, un fragment d’histoire, un morceau d’article, une référence interrompue, un écho de conversation, un souvenir impromptu, etc., un bruit qui n’est pas là pour adoucir la souffrance qu’est indissolublement le plaisir de voir – muet– (la jouissance ?) des formes et des couleurs sur la toile assemblées. Ou encore ce « bruit visuel », presque rétinien que j’ai dans l’œil quand je regarde des tableaux, en proie à cette rumeur de langage que j’ai dite (…).
[34]. Valéry, Cahiers, Gallimard (Pléiade), T. I, p. 53.
[35]. “L’œuvre d’art est un être de sensation et rien d’autre ; elle existe en soi.” Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Minuit, 1991, p. 155.
[36]. Voir J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992.