Quelques mots d’abord sur l’homme, exceptionnel dans sa stature, son aspect physique et son parcours. L’homme naît à la fin du XIXe et meurt en 1962. Je l’ai vu lors de son dernier cours à la Sorbonne : une grande barbe aussi longue que ses longs cheveux, un regard attentif et bienveillant. Je me souviens de deux faits qui pourraient paraître mineurs – mais, on le sait, les étudiants souvent, avec le crible de la distance temporelle, ne retiennent pas ce qui est de l’ordre de la haute spéculation mais ce qui les a touchés affectivement et personnellement. (C’est pourquoi on est souvent surpris, lorsque l’on rencontre d’anciens élèves ou étudiants quand ils vous rappellent ce que vous avez dit et dont vous ne vous souvenez absolument pas – : Bachelard, donc en plein cours d’épistémologie, nous montrant sa main, interroge : la main, c’est pour quoi faire ? Et nous de proposer : pour compter ? Pour manier l’outil ? etc. Mais pas du tout, nous dit-il : la main, c’est pour caresser … (considération assez peu habituelle en Sorbonne !) L’autre souvenir est moins érotique et aurait dû laisser à l’étudiante que j’étais une impression de panique ; ce ne fut pas le cas, car il n’y avait chez Bachelard aucune volonté d’humilier. Au milieu du cours, il nous dit : prenez une feuille : loi de Joule, loi d’Ohm. Et devant notre stupéfaction, lisible sur nos visages, due à notre ignorance ou plutôt à l’oubli de ce que l’on nous avait appris, autrefois, il nous dit : comment voulez-vous faire de l’épistémologie, si vous ne vous rappelez plus ce qui est élémentaire, base scientifique sur laquelle s’exerce la réflexion épistémologique ?
L’homme donc dont tous ceux qui l’ont connu de près disent la simplicité, la porte de son petit appartement toujours ouverte pour quiconque, son goût de la vie, son hédonisme, au plus proche des sensations élémentaires. Il faisait lui-même son marché – aujourd’hui les professeurs de fac font aussi leur marché, mais c’était moins courant du temps de Bachelard autrefois – discutant avec les marchands des quatre saisons, il composait avec gourmandise des confitures … Un homme donc ancré dans le réel et non perdu dans les abstractions, comme pourraient le faire penser ses livres d’une haute rigueur scientifique.
Quelques mots maintenant sur son parcours, utiles, je pense, pour cibler l’homme et l’œuvre. Bachelard naît à Bar-sur-Aube, à une trentaine de kilomètres de Troyes. Ce lieu n’est pas insignifiant pour notre propos : il dira dans L’eau et les rêves : « Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de campagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. La plus belle des demeures serait pour moi au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières. »[1] Et quelques lignes plus bas : « Mon ‘ailleurs’ ne va pas plus loin. J’avais presque trente ans quand j’ai vu l’Océan pour la première fois. Aussi, dans ce livre, je parlerai mal de la mer. »
Bachelard fait ses études secondaires à Bar-sur-Aube. Muni de son baccalauréat, il entre comme commis dans l’administration des postes, où il restera dix ans de 1903 à 1913. Souvent, il le rappelle dans La philosophie du non, il devra peser les lettres. Puis il prépare le concours d’élèves ingénieurs des Télégraphes et achève parallèlement sa licence de mathématiques. À cause de la guerre 14-18, il devra renoncer à son ambition d’ingénieur ; il entre alors dans l’enseignement secondaire où il enseigne pendant dix ans les sciences puis, ayant obtenu son agrégation, la philosophie. Il soutiendra ses thèses en 1927 : Essai sur la connaissance approchée ; Etude sur l’évolution d’un problème de physique : la propagation thermique des solides. Il est, ensuite, appelé à 46 ans par la faculté des lettres de Dijon, puis à la Sorbonne où il enseigne l’épistémologie, réflexion donc sur les sciences, à laquelle sont consacrés un grand nombre de ses ouvrages : 1929 : La valeur inductive de la Relativité ; 1932 : Le pluralisme cohérent de la chimie moderne ; 1934 : Le nouvel esprit scientifique ; 1937 : L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine ; 1940 : La philosophie du non, etc.
À cette date, mais sans doute cela mûrissait-il depuis quelques années, s’opère dans la carrière de Bachelard un nouveau tournant. Il a conscience que la rigueur, l’exactitude des sciences laissent échapper tout un pan de l’expérience humaine, tout un rapport au savoir qui serait davantage de l’ordre de l’intuition, de la sensibilité, du sensuel, du poétique, en un mot. Et dès lors va naître un second Bachelard, adonné en quelque sorte à la littérature et à la poésie. Il ne s’agit pas d’un reniement de la science, mais d’un complément nécessaire à la froideur de l’intellect, afin que rien d’humain ne soit étranger.
Dès lors les ouvrages de Bachelard auront pour titre : L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière ; L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement ; La terre et les rêveries de la volonté ; La terre et les rêveries du repos. Enfin, certains ont voulu qu’il y ait un troisième Bachelard – il s’inscrit pourtant dans la continuité – dans ces derniers livres : Poétique de l’espace et Poétique de la rêverie (1961)
Le parcours de Bachelard est exemplaire, celui d’un autodidacte en somme. Peu de philosophes ont su, savent, comme lui, hanter tous les champs du savoir, en sortant des limites strictes d’une spécialité.
C’est donc de ce second moment bachelardien que je vais vous parler : celui de L’eau et les rêves qui paraît, après un premier essai, La psychanalyse du feu, ouvrant ses réflexions sur ce qu’il appelle l’imagination matérielle : cette expression un peu étrange mérite commentaire. D’ordinaire, en effet, on conçoit l’imagination comme cette faculté mentale par laquelle on s’évade du réel quotidien pour bâtir des châteaux en Espagne. Elle emprunte certains des éléments au réel qu’elle distord, assemble à son gré. On la réfère donc au seul perçu – ainsi fera Sartre – on parle dans ces cas d’imagination reproductrice. Ce n’est pas ainsi que la conçoit Bachelard mais comme une véritable faculté créatrice.
Mais que signifie le terme de « matérielle » (imagination matérielle) ? On aborde ici l’originalité de l’approche bachelardienne. Bachelard fait l’hypothèse que chacun d’entre nous a un rapport privilégié avec l’un des quatre éléments : le feu, la terre, l’eau, l’air. Nous avons une affinité, une sensibilité particulière avec l’un ou l’autre de ces éléments : il nous appelle, il nous fascine. Il ne s’agit pas d’une sympathie passagère, mais plus profondément d’une vibration singulière qui s’enracine sans doute au niveau inconscient, en liaison avec notre enfance. Nul besoin de passer par le cabinet du psychanalyste pour le savoir : nous savons spontanément à quel élément nous appartenons. Bachelard en voit en quelque sorte la preuve dans le fait que si, on étudie chez tel ou tel poète la fréquence des images et des métaphores qu’il emploie, on repèrera facilement l’élément fondateur qui, sans qu’il le sache toujours, leur a servi de matière. L’imagination a donc une matière, un poids, une consistance qui est sa sève propre. Donnons tout de suite quelques exemples : le feu est sans doute l’élément du pyromane, mais aussi de celui qui rêve longuement devant les flammes de sa cheminée, mais encore de Prométhée qui vole le feu et d’Empédocle qui s’y jette. Ces deux derniers noms révèlent combien certaines figures mythologiques peuvent servir de références culturelles à la cristallisation des images fortes : c’est ce que Bachelard appelle des complexes de cultures, organisations que l’on trouve peu ou prou dans bien des cultures et qui renvoient à un inconscient collectif : Bachelard est ici bien plus proche de Jung que de Freud, qu’il critique par ailleurs.
La terre fera l’objet de deux ouvrages déjà cités, dans la mesure où la terre est ce qui résiste, le dur, d’où ce que la volonté doit soumettre (La terre et les rêveries de la volonté), mais aussi ce que l’on malaxe, triture, sculpte, mais encore ce dans quoi on s’enfouit, se repose : d’où La terre et les rêveries du repos : je pense ici – un exemple que, bien sûr, Bachelard ne donne pas – à ce passage du Robinson de Michel Tournier, où Robinson s’enfonce dans la souille, cette terre humide et chaude, où il se complaît avec jouissance. Quant à l’air, il alimente les rêveries de vol, élément dont on voit la présence insistante chez un Nietzsche qui se qualifie lui-même d’aérien et qui célèbre dans Ecce Homo « l’air empli de promesses ».
J’en viens maintenant à L’eau et les rêves (le mot rêve ici comme ailleurs chez Bachelard n’a rien à voir avec nos rêves nocturnes ; il s’agit plutôt de rêveries). L’eau, c’est l’élément vital, nourricier. Mais c’est un élément ambivalent : on peut la voir, s’y mirer, s’y enfoncer, dans la nage, s’y perdre aussi, dans la noyade, mais encore la boire, l’assimiler.
Bachelard va analyser successivement les différents aspects de l’eau avec un privilège accordé à l’eau des rivières, des lacs. D’où les limites de sa démonstration : j’essayerai de montrer qu’il y a d’autres eaux dont certains poètes ont très bien parlé et qu’il ignore délibérément.
Le premier chapitre s’intitule les eaux claires : ce sont celles des lacs, eaux calmes qui incitent au repos, à la rêverie : eaux dans lesquelles on peut se mirer : miroir de soi où Narcisse se contemple et se trouve si beau qu’il en mourra : l’eau comme premier miroir où l’homme prend conscience de ce qu’il est. S’il n’y avait pas d’eau, comment connaîtrait-on son visage ? D’où cette interrogation : dans des pays sans rivières et sans lacs, comment se voir ? Eaux aussi dans lesquelles le monde se reflète et se montre à nous renversé : réflection où s’origine la réflexion : un monde autre où les feuillages cachent le tronc des arbres, où le haut est en bas, la droite à gauche et vice-versa. L’eau calme donc que Poe décrit si bien, à propos de ce magnifique jardin qu’est le domaine d’Arnheim : « Ce bassin était d’une grande profondeur ; mais l’eau en était si transparente, que le fond, qui semblait consister en une masse épaisse de petits cailloux ronds d’albâtre, devenait distinctement visible par éclairs, c’est-à-dire chaque fois que l’œil parvenait à ne pas voir. Tout au fond du ciel renversé, la floraison répercutée des collines. »[2]
Mais ces eaux claires ne sont pas les seules, surtout chez Poe, où le plus souvent l’eau est sombre, lourde : eaux dormantes qui incitent à la mélancolie, à la méditation triste et à la mort. Ces eaux mortifères font surgir dans notre imaginaire culturel deux figures : celle de Caron, ce personnage de la mythologie grecque, nocher des enfers, qui fait passer sur sa barque aux voiles noires le Styx et l’Achéron aux âmes des morts qui ont reçu une sépulture, après avoir reçu une obole sous la langue. Personnage de L’Enéide de Virgile, on le retrouve dans La Divine Comédie de Dante, où il n’est plus celui qui conduit les âmes au lieu de leur repos, mais celui qui ne conduit que des réprouvés et qui les mène au supplice éternel. C’est de lui que s’inspire Michel-Ange dans la fresque du Jugement dernier de la Chapelle Sixtine, où l’on voit Caron, les yeux exorbités, frapper de sa rame les hommes effrayés qui se précipitent dans l’eau.
L’autre grande figure des eaux de mort, c’est celle d’Ophélie, ce personnage de l’Hamlet de Shakespeare, jeune fille chaste et pure, amoureuse d’Hamlet, qui sombrera dans la folie, lorsque Hamlet, par méprise, tuera son père. Se croyant délaissée, elle sombre dans le désespoir et se noie.
Sous ce titre Ophélie, Rimbaud a composé, alors qu’il avait seize ans un poème, qu’il remet, après la classe à son professeur Izambard : c’était un sujet de vers latins, que Rimbaud traita aussi en vers français : j’en donne les trois premières strophes :
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soirLe vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.
On peut aussi imaginer que l’eau se combine avec d’autres éléments : l’association peut être duelle, elle n’est jamais trinitaire. L’association de l’eau et du feu, étrange, car ces éléments d’ordinaire sont faits pour s’annuler, donne l’eau-de-vie, eau qui brûle la langue. Et Bachelard appellera, dans La psychanalyse du feu, complexe d’Hoffmann, cette célébration du punch, cette eau qui brûle, réchauffe et permet les rêveries délirantes. Mais l’alcoolisme d’Hoffmann n’est pas celui de Poe : l’alcool d’Hoffmann, c’est l’alcool qui flambe, marqué du signe qualitatif, tout masculin, du feu. L’alcool de Poe, c’est l’alcool qui submerge, qui donne l’oubli et la mort, marqué du signe féminin de l’eau. Entre parenthèses, je ferai remarquer qu’au XVIIIe siècle les chimistes expliquaient les eaux thermales comme association de l’eau et du feu : on rendait ainsi compte du fait qu’elles sentaient le soufre et le bitume.
L’eau peut aussi être liée à la terre : cela donnera la pâte, la boue, le visqueux, le gluant. C’est l’élément par excellence que l’on pétrit, telle l’argile, le limon. Il y a chez Melville, dans Moby Dick une description extraordinaire du malaxage du spermaceti ou blanc de baleine, substance blanche, molle, que l’on trouve dans la tête des cétacés (on en a fait des bougies) : cette manipulation induirait une sorte de fusion bienveillante avec tout ce qui entoure. Je lis :
« Serrer, presser, la matinée durant ! J’étreignais ce spermaceti jusqu’à m’y fondre, jusqu’à ce qu’enfin une étrange folie m’envahit et je me surpris à serrer involontairement les mains de mes camarades, les prenant pour des mottes douces. Ce travail faisait naître un tel débordement d’affection, de fraternité, d’amour que pour finir je continuai à étreindre leurs mains, les regardant tendrement dans les yeux, comme pour leur dire : Oh ! mes bien aimés » (chapitre XCIV).
Un des chapitres centraux de L’eau et les rêves est intitulé ‘l’eau maternelle et l’eau féminine’. L’eau peut en effet être comparée au lait nourricier. Elle est, comme la mère, l’élément qui berce ; d’où l’analogie entre la barque et le berceau. Elle est aussi l’élément souple par excellence. Ce n’est sans doute pas par hasard que les Chinois y voit l’élément par excellence et le modèle même de la conduite humaine. L’un des chapitres du Daode Jing (VIII) de Loazi le dit :
La bonté suprême est comme l’eau
Qui favorise tout et ne rivalise avec rien.
En occupant la position dédaignée de tout humain,
elle est tout proche du Tao.
On sait qu’à l’affrontement, au face à face, le Chinois préfère ce qui s’insinue,, ce qui se contourne, ce qui ruse et qui, comme tel, est plus efficace. François Jullien l’a bien montré dans ce livre, qui comparant l’Orient et l’Occident, a pour titre : Le détour et l’accès.
Enfin elle est par excellence ce qui purifie, ce qui lave : lustration, aspersion, immersion, autant de baptême (baptizein= immerger).
Je voudrais consacrer la dernière partie de mon propos à situer l’approche de Bachelard, en disant que quelle que soit l’ambivalence de l’eau – eau, clair miroir ou eau sombre des profondeurs – il reste que pour Bachelard l’eau est une eau douce, calme, l’eau du ruisseau, de la rivière. Elle n’est jamais l’eau de la mer, l’eau du torrent ou du fleuve et pour parler de ceux-là je ferai appel à d’autres poètes ou écrivains. Bachelard méconnaît la mer, dont il nous dit qu’elle est toujours l’objet d’un récit et non d’un rêve. Certes il parle dans son dernier chapitre de l’eau violente et pour cela fait appel à ce qu’en dit le poète anglais de l’île de Wright, Swinburne. Et il est étrange de voir Bachelard interpréter de manière obvie ce qu’en dit Swinburne, dont les textes sont pourtant sans ambiguïté. Parlant de son premier saut dans la mer Swinburne note : « Je n’ai jamais pu être sur l’eau sans souhaiter être dans l’eau » Bachelard commente « Voir l’eau, c’est vouloir être « en elle »[3]
Et Bachelard d’enchaîner sur ce saut qui, pour lui, ne peut avoir été que terrifiant, d’un rire contraint, forcé ; aussi qualifiera-t-il de simpliste et même de mensongère l’analyse de Swinburne, dans la mesure où elle méconnaît, voudrait oublier la tragi-comédie de toute nage : et de nommer complexe de Swinburne cette ambivalence qui lie le plaisir et la douleur. Or c’est aller totalement à l’encontre de ce qu’affirme Swinburne dans une série de propos qui ne laissent place à aucune dénégation : « Je me rappelle avoir eu peur d’autres choses, mais jamais de la mer » Et encore : « Rien de ce qui est né sur la terre ne m’est plus cher que la mer, le vent joyeux, le ciel et l’air vivant. O mer, tu m’es plus cher que les convoitises mêmes de l’amour, tu es une mère pour moi. » Et enfin cette phrase écrite à 52 ans : « Je courus comme un enfant, arrachai mes vêtements, et je me jetai dans l’eau. Et cela ne dura que quelques minutes, mais j’étais dans le ciel ! »[4]
Un autre grand poète célèbre avec une grande sensualité, un érotisme explicite, la nage, Valéry, bien sûr :
« (…) se jeter dans la masse et le mouvement agir jusqu’aux extrêmes, et de la nuque aux orteils; se retourner dans cette pure et profonde substance; boire et souffler la divine amertume, c’est pour mon être le jeu comparable à l’amour, l’action où tout mon corps se fait tout signes et tout forces, comme une main qui s’ouvre et se ferme, parle et agit. Ici, tout le corps se donne, se reprend, se conçoit, se dépense et veut épuiser ses possibles. Il la brasse, il la veut saisir, étreindre, il devient fou de vie et de sa libre mobilité il l’aime, il la possède, il engendre avec elle mille étranges idées.»[5]
J’ai fait allusion tout à l’heure aux fleuves et aux torrents. Pour chanter cette eau tumultueuse, c’est à Victor Segalen, qui, lui n’aimait pas la mer, que je m’adresserai : le fleuve d’abord, fleuves chinois, le fleuve Bleu et le fleuve Jaune :
« Il faut reconnaître que le fleuve, bien plus que la mer est un lieu poétique par excellence […] par son existence fluidique, ordonnée, contenue, donnant l’impression de la Cause, du Désir, il est accessible à tous les amants de la vie […]. C’est un des points où le Réel et l’Imaginaire ne s’opposent pas véritablement, mais s’accordent […]. La descente, au fil de l’eau, est un enchantement paresseux, délicat et bref, parfois périlleux au-delà de tout effort. […] Qu’on fasse de ses mains l’effort ou non, le sens du fleuve est bien là : l’eau d’abord qui mène tout, le femelle abandon de tout son corps à quelque chose de plus grand que soi, de plus long que soi.
« Le fleuve possède aussi cette qualité lyrique par excellence, qui est l’expression volubile de soi, et la superbe ignorance de ce qui n’est pas soi » Le fleuve n’est jamais exposé à rencontrer un semblable ; ou bien l’un des deux boirait l’autre, devenu le seul fleuve. Et Segalen de décrire sa descente dans un rapide où il faillit se fracasser contre les rochers, quand, opérant une manœuvre inverse de celle apprise, il franchit la passe étroite sous le seul contrôle de son instinct [6]
Quant au torrent, Segalen, là encore, oppose son bain à celui de la mer. Ici la sensualité est tout entière tactile, caresse de l’eau et de la peau, dont peu de poètes ont su chanter le charme et la jouissance :
Dans sa conclusion intitulée ‘la parole de l’eau’, Bachelard montre le lien étroit entre l’eau et le langage : « L’eau est la maîtresse du langage fluide […] du langage qui assouplit le rythme » Comme exemple le mot ‘rivière’ : « Il y a des mots qui sont en pleine fleur, en pleine vie […] des mots qui sont les bijoux mystérieux d’une langue. Tel est le mot rivière. C’est un phonème incommunicable aux autres langues. Que l’on songe phonétiquement à la brutalité sonore du mot river en anglais. On comprendra que le mot rivière est le plus français de tous les mots. ». Conception linguistique peut-être un peu ethnocentrique et même un peu villageoise, qui nous reconduit à cette rivière, l’Aube, qui a vu naître et grandir sur ses bords Bachelard. Nous lui préfèrerons, pour notre part, une conception plus océanique, plus universelle, celle de cette eau qui baigne tous les continents et occupe les 4/5 du globe.
Régine Pietra
Professeur honoraire de philosophie
Université Pierre Mendès France, Grenobleregine.pietra@wanadoo.fr